Le cuirassé Provence |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 30 Mars 1916
Ma chérie,
Rentrant de notre tournée (1), j’ai trouvé tes lettres des 17, 19 & 22 courant ainsi que les journaux dont il manque cependant le n° du 20 qui passe peut-être par Casablanca ou bien flotte en Méditerranée (2)! Merci beaucoup pour le petit sac - tout parfumé - et de tes voeux d’anniversaire. Je suis content que Mme Penhoat vienne te rendre visite, ce qui te changera j’espère les idées noires. Mr. P. m’annonce également cette visite aujourd’hui et en parle à peu près avec la même gravité que les journaux de la conférence des alliés (3) à Paris. Il m’engage à lui faire jusqu’à cette date historique des propositions sur notre coopération contre le G/A (4) et sur les précautions à prendre contre lui. Penhoat pense que vous deux pourriez, le cas échéant, consulter un avocat à Bx pour faire signifier à N. (5) que nous faisons toutes nos réserves quant à la négligence de L. (6) de nous fournir les comptes et même de ne nous avoir jamais parlé des affaires faites en son nom personnel. Je t’ai déjà expliqué mon point de vue, qui est que dans la situation où je me trouve, il est même interdit à L. de me fournir les dits comptes, car notre contrat d’association est suspendu pendant la durée des hostilités.
Je suis toutefois d’avis qu’il serait bon que nous ayons une preuve indéniable en mains que L. fait des affaires en son propre nom, bien que s’il travaille réellement pour le compte du ravitaillement, cela se saura toujours à Nantes, notamment par la concurrence, par des employés congédiés et notamment notre ancien chimiste de Chantenay (7) parti en brouille avec le G/A. Si j’étais à Bordeaux, je provoquerais sans grande peine une offre de Nantes sur papier L. L. par exemple par mon ami Mr. Capuron qui s’adresserait directement à Nantes, mais toute cette affaire est trop délicate pour faire intervenir une tierce personne - même toi - auprès de Capuron, qui est Directeur de l’Union Gazière du Sud-Ouest, ou bien de m’adresser à lui par écrit, bien que C. soit peut-être celui sur lequel je peux compter le plus sûrement à Bx. Dans ces conditions, je peux proposer à Penhoat de faire provoquer cette offre de L. par un de ses amis à Paris si c’est possible. Et si cela ne réussissait pas il pourrait quand même notifier par lettre recommandée ou même par huissier à L. qu’ayant des preuves en mains que L. travaille pour quelques affaires en son nom personnel, il (P.) fait les plus expresses réserves quant au recours qu’il aura à Leconte aussitôt les hostilités terminées et aux conséquences du refus de L. de fournir les comptes réguliers à P.
Le sympathique Malaret m’écrit également une longue lettre datée du lendemain de sa visite à Caudéran avec la plus sympathique Mme M. Celle-ci fait en effet l’impression d’une excellente femme, courageuse et gaie. Et tu auras ainsi appris - à ma satisfaction, je ne te le cache pas - que malgré que je demandasse toujours beaucoup de mes employés et que je fusse peut-être un peu minutieux vis à vis des maisons avec lesquelles j’étais en contact, j’ai laissé un bon souvenir un peu partout ce qui ne veut pas peu dire en ces temps que nous vivons. L’attitude de la famille Led. (8) qui t’impressionne à tel point est un point tout à fait spécial. N’oublie pas que bien que retraité L. se sent toujours officier et c’est cela ce qui lui impose cette attitude qui ne rime point avec son caractère. Lorsque j’étais encore à Bx après le commencement de la guerre, il me fit dire par Baboureau qu’il aurait du plaisir de me serrer la main avant mon départ, mais que son uniforme l’en empêchait ...
Malaret prévoit aussi que L. sera forcé sous peu de fermer boutique à Bx. Il y a là sans aucun doute beaucoup d’exagération provoquée 1°) par le caractère méridional de M. et 2°) par son amertume vis à vis de L. Il était tout naturel que Bordx se ressente tout particulièrement de la ...
(La fin de cette lettre est perdue.)
Notes (François Beautier)
1) - "notre tournée" : Paul n'en dit pas plus, sans doute pour ne pas effrayer Marthe. Car selon toute vraisemblance il est allé au blockhaus de Djebla (il l'annonçait le 14 mars), dans un secteur où la rebellion antifrançaise demeure active.
2) - "flotte en Méditerranée" : à la suite d'un possible torpillage par un sous-marin allemand (le croiseur auxiliaire français "La Provence II" a ainsi été coulé au large de la Grèce par le U35 le 26 février 1916). Pour un récit de ce naufrage, voir http://www.histoire-genealogie.com/spip.php?article1985
3) - "Conférence des Alliés" : plusieurs tentatives allemandes, via les pays neutres, d'ouvrir des pourparlers de paix furent dévoilées entre janvier et mars 1916, mais toutes furent anéanties par le haut commandement militaire allemand. La conférence militaire interalliée de Chantilly du 12 mars 1916 conduisit les représentants des gouvernements alliés réunis à Paris le 27 mars 1916 à répondre à ces refus par une accentuation du blocus contre les Empires centraux.
4) - "G/A": abréviation déjà utilisée dans la lettre du 17 janvier 1915 désignant le greffe administratif (en toutes lettres : greffe du tribunal administratif") qui a prononcé le séquestre des biens de Paul. Apparemment Penhoat et Paul, associés, voudraient accuser Leconte d'avoir administré à son seul profit personnel les affaires de leur société commune.
5) - "Bx." : Bordeaux
-6) "N." : Nantes (siège du tribunal administratif qui a prononcé le séquestre).
7) - "Chantenay" : ancienne commune autonome, intégrée à celle de Nantes en 1908.
8) - "la famille Led." : famille Ledouarec, dont Paul a parlé dans ses lettres des 24 janvier et 9 juin 1915 : il s'agit d'anciens voisins à Bordeaux, Mr. Ledouarec étant un officier retraité de l'Armée française.
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