Bataille du Jutland (http://fr.euronews.com/2014/07/21/31-mai-1916-la-bataille-du-jutland/) |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 7 Juin 1916
Ma Chérie,
En te confirmant ma lettre d’hier, je reviens aujourd’hui sur tes différentes communications de ces derniers jours. J’avais bien lu moi-même l’appel de l’Etat pour le prêt des titres (1) et si je ne t’en avais pas parlé c’est parce que, tout en reconnaissant les avantages d’une telle opération, j’y voyais et vois encore un petit inconvénient. Si en effet nous étions forcés de vendre ces titres, les originaux seraient plus faciles à négocier que les certificats de prêt ... (2)
Penhoat m’a écrit en effet en me communiquant la réponse de L. dont tu connais la couleur. Leconte prétend que la concurrence fait une campagne acharnée autour de mon cas et que c’est lui qui se trouve de ce cas dans une situation atroce. Il n’est donc pas impossible qu’une fois la guerre terminée, L. se prête au besoin à un arrangement amiable avec moi. Car je ne te cache pas que si malgré tous les sacrifices je devais entendre encore des allusions malveillantes, je n’hésiterais pas pour quitter la France (3). Nous aurons l’occasion d’examiner la situation en temps utile. L. ne donne aucune indication tant soit peu précise sur la marche des affaires. Il se défend énergiquement d’avoir désorganisé Bordeaux et bien qu’il n’indique pas de noms je comprends quand même qu’il a eu un sérieux différent avec Siret quoiqu’en dise ce dernier et qu’il n’en était pas content du tout. Alors à qui croire ?
Je n’ai pas suivi jusqu’au bout les discussions sur les loyers qui me traînaient trop en longueur. Toutefois si Mme Robin reçoit satisfaction pour une année, je suis aussi d’avis qu’on peut attendre avec le reste ; elle pourrait même être très contente de cette solution si toutefois elle se réalise. Le montant de la pension mensuelle avait été fixé par le Procureur ou le Président et non pas par L. À mon avis, il suffirait de posséder les conclusions du Tribunal car pour plaider l’affaire encore une fois en Cour d’Appel d’Angers reviendrait très cher. Le fait qu’on n’a pas apposé des scellés laisse supposer au surplus qu’il s’agit d’une pure formalité. Bien que cela ait été aussi l’avis de Me Lanos, tu restes persuadée du contraire !
La note du Dr Réjou est en effet modeste et je suppose que Melle Campana (4) l’a été bien moins ? En ce qui concerne Mme Plantain, tu semblais croire l’autre jour qu’elle a obéi à des ordres de son mari en se tenant éloignée, ce qui ne semble donc pas être le cas. De toutes façons il est heureux que tu n’aies pas besoin d’elle.
La guerre traîne toujours lamentablement en longueur. La bataille navale du Jutland (5) a pourtant prouvé aux Allemands qu’ils ne peuvent guère espérer de lever le blocus. 19 bateaux anglais qui font rebrousser chemin à toute la flotte allemande de haute mer (90 navires) et qui lui font subir à peu près les mêmes pertes que celles éprouvées par l’escadre anglaise - si c’est là une occasion pour pavoiser en Allemagne !!!!
Le Général Lyautey doit repasser ce soir à Taza en revenant d’Oujda (6). La fameuse prime n° 2 ne nous a point été versée, mais à l’ordinaire c.à.d. au budget de la nourriture de la Compagnie pour 1 jour (7)! Enfin, rentrant de la colonne, nous avons eu 2 jours de repos et une bonne nourriture qui nous a récompensés quelque peu des privations en cours de route. J’oubliais encore de te dire qu’un des derniers jours de la colonne, alors que je me trouvais comme agent de liaison au bureau du Territoire, une tribu amie avait envoyé une troupe de musiciens et de danseuses qui nous ont entretenus la soirée. La même tribu avait envoyé une grande quantité de lait caillé (8) et frais pour la bienvenue, et, dans la position où je me trouvais, j’ai également pu en profiter, ainsi que du pain (Kesra) qui l’accompagnait. On voit ici très peu de lait, et ce peu est généralement peu appétissant, tandis que celui-là était excellent et très propre.
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois mes meilleurs baisers.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "prêt de titres" : l'État se fait prêter des titres pour garantir ses emprunts. L'appel fut lancé par le Ministère des Finances le 2 juin 1916 et publié le lendemain au Journal officiel avec un tableau indiquant la bonification à remettre au porteur lors de sa remise de titre.
2) - "certificats de prêt" : Paul avoue par cette réticence n'avoir qu'une confiance très limitée en l'État français, ce qui ne plaide pas en faveur de la naturalisation qu'il espère.
3) - "je n'hésiterai pas à quitter la France" : de nouveau une remarque qui fait planer un doute sur la sincérité du désir de Paul d'obtenir la nationalité française, et suggère qu'il caresse de nouveaux projets d'émigration. Mais c'est aussi pour lui une façon de dire à ses éventuels censeurs qu'il demeure un être fondamentalement libre...
4) - "Mlle Campana": pédiatre (ou sage-femme?), elle intervient auprès des enfants Gusdorf.
5) - "Jutland" : Paul a rattrapé son retard dans la lecture de la presse et commente maintenant la bataille dont il n'avait pas eu connaissance pendant sa colonne en territoire des Beni Bou Yala (voir la dernière note sur sa lettre du 6 juin 1916). Les Britanniques y perdirent plus de navires et d'hommes que les Allemands mais affirmèrent leur volonté de maintenir fermement le blocus maritime de l'Allemagne.
6) - "Oujda" : Lyautey avait reconquis cette ville en 1906 et lancé de ce fait la "pacification du Maroc". Oujda constituait pour lui le terme, proche de l'Algérie, de la "chaîne de fer" - le couloir de Taza équipé d'une voie ferrée continue - dont l'autre bout était son quartier général à Rabat. Les opérations menées contre les rebelles pendant le premier semestre 1916 ayant permis de “pacifier” le couloir de Taza, il était logique que Lyautey rende l’hommage d’une visite aux villes d’Oujda et de Taza.
7) - "un jour" : la prime de 10 centimes par soldat, attribuée à l'intendance pour sa nourriture, était journalière (et non pas versée un seul jour).
8) - "Bureau du territoire" : nom officiel donné aux anciens "Bureaux arabes" chargés des relations locales entre l'Armée française, les populations autochtones, et l'administration civile marocaine.
9) - "lait caillé" : il s'agit vraisemblablement de "petit lait", c'est-à-dire, en arabe, de "leben".
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