samedi 18 juin 2016

Lettre du 19.06.1916

En colonne


Madame Paul Gusdorf
pour Melle Suzanne Gusdorf
22 rue du Chalet 22  Caudéran

En campagne, le 19 Juin 1916

Ma chère petite Suzette,

J’ai reçu ce matin ta lettre du 8 courant qui m’a fait un grand plaisir. Car elle me montre non seulement que vous allez tous bien, mais aussi que tu fais des progrès dans la correspondance, notamment dans l’orthographe. Il y a naturellement encore des fautes dans ta lettre, mais comme tu es encore bien petite, tu auras le temps d’apprendre et de faire mieux.
Voilà bientôt le 1° Juillet, jour où tu auras 7 ans (1). Comme je suis actuellement loin de Taza et de toute ville, et que par conséquent ma lettre mettra beaucoup de temps pour aller jusqu’à Caudéran, je t’envoie déjà aujourd’hui mes meilleurs voeux pour ton anniversaire. J’espère surtout que ce sera enfin la dernière fois que tu passeras ce jour loin de moi et que l’année prochaine je pourrai te réveiller le 1° Juillet dans ton petit lit blanc avec un gros baiser. Lorsque je reviendrai à Taza, je t’enverrai quelque chose qui te fera bien plaisir, mais je ne dis pas encore ce que c’est. Car ici on  ne peut rien acheter, sauf quelques conserves et du tabac de toutes sortes. Tu rirais même bien en nous voyant camper dans le bled. Nous couchons par 6 hommes sous une petite tente qu’on appelle une guignole (2) parce qu’en mettant la tête dehors on a l’air de Guignol (3). Tout autour de nous, il y a de grandes montagnes, en bas un ruisseau serpente qui nous fournit l’eau pour faire la cuisine et sert d’abreuvoir aux chevaux et mulets. Il est bordé de lauriers-roses en fleur, de champs d’orge et de blé et enfin de petites forêts d’oliviers et d’orangers. De grands oiseaux planent au-dessus de nous et souvent on entend pendant la nuit une bête sauvage qui rôde autour du camp. Dans la journée c’est le canon qui tonne (4) et le fusil qui crépite. On se lève le matin de très bonne heure et on se couche le soir avec les poules sur la paille qu’on ramasse dans les champs. Au réveil nous recevons un quart de café (que nous appelons du jus) et nous y trempons un morceau de pain. Si nous marchons dans la journée - et cela est presque toujours le cas - nous mettons dans la musette une boule de pain, un morceau de viande cuite ou rôtie, une boîte de sardines ou de thon et quelquefois un peu de chocolat qu’on mange en route. Le soir en arrivant à l’étape et après avoir construit la tranchée autour du camp, on nous fait une soupe, de la viande, du riz ou des nouilles ou des haricots, un quart de vin et un quart de café.
De notre camp actuel nous voyons au fond une grande montagne au pied de laquelle se trouve la ville de Fez (5) qui est, avec Rabat (6), la capitale du Maroc. Si nous y allons, je t’enverrai une jolie carte postale.
Je te dis maintenant adieu, ma chère petite Suzanne, en te priant de donner pour moi 3 gros baisers à Maman et 2 à Georges et Alice ainsi qu’un bonjour à Hélène.
Mes meilleurs baisers.

                                                Papa

Je ne sais pas si j’ai accusé réception du livre espagnol dont je te remercie beaucoup.


                                                 Paul


Notes (François Beautier)
1) - "7 ans" : Suzanne est née le 1 juillet 1909.
2) - "guignole" : le modèle courant est mono ou biplace. Celui dont parle Paul serait plus grand avec ses 6 places. Il se peut qu'il s'agisse en fait d'un marabout (tente hexagonale à pilier central).
3) - "Guignol" : étymologie indiquée par Paul pour faire rire sa fille, que l'on trouve dans d'autres documents. Il se peut que "guignole" soit un avatar de "guitoune", qui désigne en argot militaire colonial une petite tente dont le nom en arabe maghrébin "gitun" serait l'origine.
4) - "le canon qui tonne" : malgré les revers de leur chef de guerre Abdelmalek, les derniers rebelles des tribus locales (au nord et au sud de l'oued Innaouen) des Rhiatas et des Beni Ouaraïn tentent tout autant d'empêcher le contrôle du "couloir de Taza" par les Français que d'éviter la rupture des relations nord-sud entre le Moyen Atlas et le Rif. Paul participe, du 17 au 25 juin 1916, à une série de coups contre les Beni Ouaraïn (son livret militaire en porte la mention) mais il ne dit pas à son épouse qu'il est alors en situation de combat.
5) - "Fez" : au débouché des gorges de l'oued Sebou qui dévale du Moyen Atlas vers le Maroc occidental, Fès est la capitale historique du Maroc. Elle fut le 30 mars 1912 le site de la signature du traité établissant le protectorat de la France sur le pays. En réaction immédiate, de nombreux habitants se révoltèrent, ce qui conduisit le général Lyautey à déplacer la capitale administrative à Rabat et à installer une forte garnison militaire française à Fès. Depuis lors , la ville est demeurée la capitale culturelle et religieuse du Royaume.
6) - "Rabat" : résidence de Lyautey ("résident général du protectorat du Maroc") à la suite de la rébellion de Fès en avril 1912. La ville est restée capitale administrative du Maroc après la fin du protectorat en 1956.

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