Illustration de presse pour "La veine" (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84030371/f5.item) |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza,le 9 Juin 1916
Ma chère petite femme,
J’ai sous les yeux tes lettres des 30 Mai, 2 et 4 Juin et, au milieu des préparatifs pour une nouvelle colonne, m’empresse de te répondre. Nous devons en effet repartir dimanche prochain 11 courant, jour de Pentecôte, pour rester 30 à 40 jours dehors, en poussant vraisemblablement jusqu’à la Région de Fez. Comme je n’ai pas raté une seule sortie cette année, j’avais quelque espoir de rester cette fois-ci à Taza, mais comme il y a, en y comprenant les derniers blessés, un très grand nombre de malades à la Compagnie, je marcherai encore, ou plutôt je courrai. Heureusement qu’on marchera cette fois-ci en kaki, c.à.d. sans capote, car dans les plaines de l’Occidental (1) des chaleurs de 50 et même 60° sont à l’ordre du jour.
Tu as raison en supposant que cette vie me fatigue - surtout moralement. Elle m’abrutit même à un tel point que que je ne songe guère plus loin qu’à la parole de Mr. Alfred Capus (2) dans “La Veine” que nous avons entendue aux Sables d’Olonne : “Tout s’arrange !” Bien sûr que l’attitude du Tribunal et le flegme de Me Bonamy m’affligent au plus haut point et si je pense comment la question matérielle qui, jusqu’ici, n’a jamais été d’actualité dans notre vie, t’assaille maintenant, je ressens quelque chose comme une immense amertume, suivie promptement d’un dégoût profond. On se dit que tout ce que l’on fait ne sert à rien, que les sentiments les plus sincères et les plus purs sont méconnus au point de décourager finalement l’homme le plus courageux ...
Mais revenons à notre cas. Dans l’état d’âme où tu te trouves, je crois que le mieux est d’aller à Nantes, voir Me By (3) et t’expliquer à fond avec lui. Tu connais la question à fond et ce que tu fais sera bien fait. Si tu trouves que tes soupçons envers By sont justifiés, tu chargeras un autre avoué de la défense de nos intérêts, peut-être Me Lanos t’indiquera-t-il une adresse. Il me paraît dans tous les cas que Bonamy doit soumettre in extenso les 2 jugements du Tribunal. Il est étrange que celui-ci s’occupe de la question de notre logement : comme tu le dis très bien, il pouvait tout simplement refuser, par rapport au moratorium, d’en acquitter le montant. Mais comme mon actif dans la maison L. L. & Cie était, au début de la guerre, d’environ 36 à 37 000 Frs et mon revenu annuel d’environ 20 000 (4) je ne vois pas pourquoi le tribunal s’occupe de cette question. Quant à mon contrat avec L. je ne demande pas mieux que de me séparer après la guerre, mais à des conditions acceptables pour moi. L’avenir ne m’inspire pas de crainte, et s’il nous était impossible de vivre en France, eh bien, ce sera ailleurs (5)!
Tu pourras exhiber à Nantes la coupure de l’Echo d’Oran sur le cas du légionnaire Merzinguer (6) qui se trouvait même en Algérie et non au Maroc comme moi depuis 16 mois. Tu as sans doute conservé cette coupure ? Demande donc au Commissaire un laissez-passer. Je te rappelle du reste que l’ordonnance du Tribunal instituant un séq. m’est parvenue dans le temps par l’entremise de Leconte ce qui est assez bizarre.
En ce qui concerne le changement éventuel de domicile, tu connais mon opinion. Comme nous avons encore 8 mois devant nous (7), nous aurons le temps de raviser. Je préfère que tu restes à la Rue du Chalet (8) 1°) à cause des voisins et 2°) parce qu’après la guerre nous devrons examiner la situation et prendre les mesures que nous jugerons utiles ...
Tu auras lu entretemps que la bataille de Jutland est plutôt une défaite allemande car les pertes allemandes effectives, absolues (9), sont même plus élevées que les pertes anglaises, sans compter le fait que la flotte allemande a dû faire demi-tour sans percer le blocus.
Je te retourne sous ce pli la copie de la lettre du 2 cour. à Me Bonamy et celle de ton projet de lettre. Comme déjà dit, j’estime qu’il ne faut pas envenimer les choses par une correspondance de ce genre : explique-toi verbalement, va au pire voir le Procureur et tu auras le coeur net. Et si réellement tu n’obtenais rien - ce que je ne veux pas croire - laisse-toi vivre et pense comme moi et Capus que tout s’arrangera.
Et pense encore que si même nous perdions le fruit de tant d’années de labeur, nous ne nous perdrons au moins pas.
Ton Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "l'Occidental" : le Maroc occidental.
2) - " Alfred Capus" : académicien depuis février 1914, directeur du Figaro durant la Grande guerre (il y rédigeait un bulletin quotidien), il était célèbre comme auteur de comédies, dont beaucoup furent publiées dans la revue "l'Illustration". Sa comédie "La Veine" fut créée au Théâtre des Variétés à Paris en 1901. La citation complète est: "Tout s'arrange dans la vie, mais mal".
3) - "Me By." : Maître Bonamy.
4) - "20 000" : ces sommes en francs français d'avant guerre correspondraient aujourd'hui à environ 120 000 - 130 000 € pour les actifs et à 70 000 € pour le revenu annuel.
5) - "ce serait ailleurs" : une nouvelle fois, ce genre de propos n'est guère prudent sous la plume d'un demandeur de la nationalité française. L'idée d'émigrer vers un nouveau pays est un leitmotiv des lettres de cette période.
6) - "Merzinger" : ?
7) - "8 mois devant nous" : avant l'échéance du bail.
8) - "Rue du Chalet" : dans le logement actuel, à Caudéran.
9) - "absolues" : par de savants calculs tendancieux, la presse pro-britannique (ou anti-allemande) avait réussi à alourdir les pertes allemandes (11 navires, 2500 morts, 500 blessé) au point qu'elles dépassaient celles des Britanniques (14 navires, 6100 morts, 500 blessés, 180 prisonniers). Paul ne commente pas ce grossier tour de passe-passe mais cite toutefois l'argument concluant à la victoire anglaise : le blocus a tenu.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire