Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 11 Juillet 1916
Ma Chérie,
J’ai bien reçu tes lignes du 2 courant, les journaux jusqu’au même jour et le colis recommandé contenant 2 tablettes de chocolat, 1 boîte de lithinés (1) et 1 sachet de bonbons, le tout en parfait état. Merci beaucoup - que c’est dommage que je n’aie pas eu ces bonbons pendant la colonne, car ils sont, comme déjà dit, excellents en route contre la soif.
Je me suis fait photographier en rentrant de colonne et adresse une carte à Suzette qui n’en sera peut-être pas mécontente. Ce n’est cependant pas un artiste et la photo s’en ressent ; celle de ce soir est une épreuve (2) et je te ferai parvenir une autre par un prochain courrier. Cherchez la graisse (3)!
Je te disais déjà que si au point de vue physique je suis maintenant assez bien entraîné, je ne me fais pas moins des réflexions assez douloureuses sur le changement des temps. Si, après une journée tropicale où l’on a marché à 45° ou bien quand on a été couché sur le ventre en tirailleur pendant des heures et des heures, on se retrouve vers les 8 heures après le coucher du soleil dans la fraîcheur du soir, une pipe au bec et la tête et le corps un peu reposés, on se demande quelquefois si l’on est pas un peu loufoque en vivant comme on vit ... On parle avec des camarades et notamment avec quelques-uns engagés pour la durée de la guerre et on s’aperçoit vite d’une communauté d’idée sur un point : Que la guerre se finisse vivement ! Quelle que soit la vie civile qu’on mènera après, on saura toujours l’apprécier bien mieux qu’on n’appréciait une vie assez grasse avant la guerre.
le 12/7/1916
Ta lettre du 4 me parvient à l’instant. Dans quel journal as-tu donc lu le résumé de nos opérations au Maroc ? Je suppose que c’est dans La France (4) ou La Gironde ? (5)
Je trouve au contraire que cette offensive des Alliés, tout en marchant plus lentement que celle du mois de Septembre 1915, a l’air de devenir plus efficace parce que plus soutenue (6). Il y a naturellement lieu d’attendre un peu pour voir plus clair, mais il me semble que les premiers résultats ne sont point mauvais ! Je ne partage pas non plus ton scepticisme au sujet des Anglais. Si l’on tient compte que l’Angleterre ne possédait pour ainsi dire pas une armée de terre au début de la guerre, on doit convenir que l’effort de ce pays est énorme (7).
Tu ne te figures guère combien les enfants m’occupent le soir lorsque j’ai un peu de temps pour réfléchir et combien je regrette de ne pas les voir grandir juste dans l’âge qu’ils ont. Ce qui m’étonne un peu c’est que Suzanne marque - du moins d’après ce que je comprends - un arrêt dans sa croissance ; je pense toujours qu’elle sera aussi grande que toi au moins !
En ce qui concerne l’affaire Bonamy, si la Préfecture te fait trop attendre, écris donc une lettre recommandée à l’avoué et une lettre simple au Procureur ou au Président du Tribunal pour connaître la situation exacte, c.à.d. le texte du jugement. Je lisais de nouveau dans le Journal du 28 Juin qu’au Conseil des Ministres, en parlant de la question des naturalisations, on a créé une situation à part aux engagés pour la durée de la guerre à la Légion (8).
Siret (9) doit être un fin diplomate pour te dépister (10) à tel point qu’une fois tu crois qu’il n’a rien à faire et un autre fois qu’il est surmené ! A mon avis l’affaire du Gaz doit être peu lucrative en ce moment où le travail marche si lentement et où les employés doivent être très chers !
Ici la floraison est passée. Ce sont juste les Figues de Barbarie qui ont encore de grandes fleurs jaunes sortant directement des grosses feuilles. Toutes les herbes et même les feuillages sont déjà brûlés par le soleil, mais les fruits mûrissent et seront, je crois, assez abondants et bon marché.
Ce que j’admire toujours, c’est ton courage de faire des études en ce temps-ci, alors que chez moi, qui garde pourtant beaucoup plus d’optimisme, c’est le contraire ! J’oubliais de te dire que depuis quelque temps je travaille au Bureau de la Compagnie. Ceci me prend une partie de mon temps libre - notamment le dimanche matin et presque tous les soirs - mais au moins je n’ai plus besoin de prendre pelle, pioche et brouette ! Tu me diras combien de cartes et lettres tu as reçues pendant la dernière colonne ; j’en ai donné plusieurs fois à des muletiers pour les mettre dans la boîte d’un poste lors d’un convoi de ravitaillement et il se peut que quelques-unes soient restées poche restante.
Depuis notre retour, nous sommes bien nourris et recevons cette semaine encore 2 quarts de vin par jour pour nous refaire un peu, car nous avons tous salement maigri.
Reçois, ainsi que les enfants, mes meilleurs baisers.
Paul
J’ai été aussi content de voir plusieurs fois Brunswick (11) parmi les villes où l’on manifeste. Le Dr Bracke, défenseur de Liebknecht (5), est également Brunswickois !
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "lithinés" : sels à dissoudre dans l'eau potable pour l'assainir, la rendre gazeuse et lui donner un goût sodique rafraîchissant, voire lui conférer des vertus médicinales. Le principe actif était la lithine, un sel de lithium.
2) - "épreuve" : tirage d'essai d'un négatif photographique. Aucune des photos de Paul en légionnaire ou au Maroc ne nous est parvenue.
3) - "la graisse" : à la Légion, Paul a maigri.
4) - "La France" : Il s'agit vraisemblablement du quotidien régional "La France de Bordeaux et du Sud-Ouest", édité à Bordeaux à partir de 1888, de tendance socialiste.
5) - "La Gironde" : il s'agit de "La Petite Gironde", journal du Sud-Ouest et du Midi édité à Bordeaux à partir de 1872, à l'origine républicain libéral, tirant à plus de 200 000 exemplaires (second tirage régional en France).
6) - "plus soutenue" : Paul évoque l'offensive des Alliés sur la Somme, commencée le 1er juillet 1916 (les Britanniques, qui la menèrent pour soulager les Français "saignés à blanc" à Verdun, perdirent 20 000 hommes tués en cette seule journée et plus de 30 000 autres blessés ou prisonniers) et terminée en novembre 1916 sur un bilan épouvantable : plus d'un million de soldats tués ou blessés (toutes nationalités confondues, soit plus qu'à Verdun) pour une avancée du front de seulement 10 km. en faveur des Alliés. Paul, qui se voulait optimiste, disait trouver cette offensive plus "efficace" que celle de septembre 1915, c'est-à-dire que celle de la Seconde bataille de Champagne lancée par les Français le 22 septembre 1915. Cette action coordonnée avec une poussée franco-britannique en Artois avait eu pour but de soulager les Russes enfoncés en Pologne. Mais l'offensive française en Champagne s'était achevée en octobre 1915 sur un bilan pitoyable : un recul des Allemands de seulement 3 km. pour, du seul côté français, 30 000 morts, 100 000 blessés et 50 000 prisonniers ou disparus.
7) - "est énorme" : Marthe a vraisemblablement lu dans la presse la déception des Français face à l'échec des Britanniques sur la Somme , notamment le premier jour de leur assaut, le 1er juillet 1916. Paul la rassure en l'invitant à observer que la "misérable petite armée britannique" (selon le Kaiser en septembre 1914) de moins de 100 000 hommes, était depuis le 4 mai 1916 (date de l'instauration du service militaire obligatoire) forte d'un million et demi de soldats sous les drapeaux.
8) - "aux engagés pour la durée de la guerre à la Légion" : le Journal officiel du 30 juin 1916 indique qu'il s'agit là d'une question en débat. Le problème posé était celui d'un droit commun à tous les Légionnaires alors que parmi eux certains venaient de pays neutres ou alliés et que beaucoup d'autres, à l'exemple de Paul, étaient des "ressortissants de pays ennemis" donc inemployables face aux troupes de la Triple-Alliance. Ces Légionnaires suspectés de trahison potentielle étaient presque tous affectés dans les régiments demeurant en Algérie et au Maroc qui ne faisaient pas face à "l'ennemi" (les Marocains nationalistes n'étant officiellement que des "rebelles"). Ne menant donc pas la "vraie guerre", méritaient-ils au même titre que les autres la naturalisation promise par la Légion ? Telle était la question...
9) - "Siret" : ami de la famille, neveu d'Hélène, bonne de Marthe, ancien collaborateur de Paul à Bordeaux, apparemment employé à la Compagnie du gaz de Bordeaux.
10) - "dépister" : détourner d'une piste, tromper, illusionner...
11) - "Brunswick" : Paul, né dans le Duché de Brunswick, conserve à cette ville - qu'il ne considère pas allemande - une grande estime. Il se réjouit donc que sa population ait manifesté contre l'arrestation le 1er mai 1916 à Berlin de Karl Liebknecht, leader "spartakiste" (communiste révolutionnaire, pacifiste antimilitariste). Cette agitation, qui ne cessera pas jusqu'à la révolution de 1918, se trouva amplifiée le 11 juillet 1916 par la nouvelle de l'échec de l'offensive dite "finale" de l'armée impériale sur Verdun. Bien qu'il soit possible que Paul ait été informé de cet échec allemand par la radio militaire de sa compagnie, le fait qu'il n'en dise rien le lendemain à Marthe laisse penser qu'il n'en avait pas reçu la nouvelle. En tout cas, il était naïf (ou provocateur ?) de sa part de vouloir convaincre son éventuel censeur militaire de donner un avis favorable à sa demande de naturalisation en proclamant son amour du Duché de Brunswick et sa fierté de compter parmi ses concitoyens d'origine le Docteur Bracke, défenseur du communiste révolutionnaire emprisonné Karl Liebknecht, lui-même communiste et fils (comme Karl, fils de Wilhelm Liebknecht) de Wilhelm Bracke, l'un des fondateurs avec le précédent et August Bebel, parmi d'autres, à Eisenach en août 1869, du Parti ouvrier social-démocrate allemand, section locale de la Première Internationale communiste marxiste.
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