Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 25 Juillet 1916
Ma Chérie,
J’ai en mains tes lignes du 16 et les journaux jusqu’à ce même jour ; ma lettre du 22 avec réponse à ton rapport te sera parvenue à temps. Nul doute que 2 à 3 cartes de la colonne arriveront encore. Je sais d’une façon certaine que le 30 Juin j’ai mis une carte à la poste à Matmatta (1) après l’avoir eue pendant 3 jours dans la poche. Une autre carte est partie des Benim Gara (2) le 3 ou 4 Juillet avec un muletier de notre Compagnie, ce qui fera en tout 2 lettres et 5 à 6 cartes pendant toute la colonne, soit 2 par semaine.
Suivant ton désir je te retourne ci-joint les 2 premiers feuillets de ton rapport du 14 et ferai suivre le reste par un prochain courrier. Tu ne dis pas si l’avocat t’a accompagnée chez le Procureur et tu donnes aussi bien peu de détails de cette entrevue. Je suppose même, d’après les termes de ta lettre, que ce que tu rapportes de lui t’a été dit par un des avocats ? Si tu l’as vu, quelle a été ton impression personnelle de lui ? Pour ce qui est de l’incident à la Compagnie d’Orléans (3), il s’est produit en effet dans la première dizaine du mois d’Août. L. avait répondu que je m’étais engagé et on n’en parlait plus. Dans une récente lettre à Mr. Penhoat, L. frôle à nouveau cette question, parlant vaguement de certains clients qui ne voulaient pas continuer à donner leurs ordres à la maison si ... (4) Mais je n’y crois point et reste persuadé que c’est un mensonge et rien de plus. Tu as bien fait de donner les 100,- Frs à Me Lanos, car de cette façon tu n’auras pas le sentiment de demander une aumône en lui posant tes questions et lui s’y intéressera sans doute davantage. Et je te rappelle à cette occasion que le cas échéant les C.F. (5) 1912 30% sont à réaliser une à une.
Je crois que nous n’avons maintenant qu’à attendre les évènements car je dois nécessairement attendre la levée du séq. (6) avant de reprendre ma correspondance avec L.
Ici la chaleur continue à nous déprimer d’une façon insensée. Du matin au soir il brûle dans un ciel clair et lumineux ; toute la végétation est complètement desséchée. Il fait si chaud qu’on n’a qu’à poser son bras sur une table ou une feuille de papier pour les mouiller complètement. On ne peut pas dormir pendant les heures de la sieste et nous souhaitons seulement qu’on laisse passer au moins le mois d’Août avant de nous envoyer de nouveau en colonne. Hier nous avons escorté un convoi jusqu’à Macknassa (7), partant d’ici à 4 hs pour rentrer vers 13 hs. Bien que nous marchions sans sac notre kaki était comme s’il sortait de l’eau ... Le soir à partir de 19 hs il commence à faire bon. Alors, lorsqu’il y a concert au cercle, on se promène sous les vieux oliviers, les figuiers et les autres grands arbres qui doivent être presque aussi vieux que les murs de Taza. La lune verse sa lumière pâle à profusion et sur le fond sombre du ciel les arbres paraissent tout clairs, presque transparents, comme les hêtres au printemps lorsqu’ils ont leurs premières feuilles. La musique des Territoriaux joue des airs souvent très connus, de Carmen (8), Faust (9), Poète Paysan (10), Trouvère (11) etc. Et en se promenant à droite et à gauche on entend quelquefois un légionnaire fredonner un peu de la musique : “Tu unsre Heimat - Ziehen nur wieder”(12).
Ce n’est que depuis une huitaine que je ne ressens plus rien des fatigues de la colonne. Pendant quelques jours j’avais des rêves affreux : je revoyais le cadavre d’un nègre (13) marocain, tout nu, abandonné par les bicots sans être enterré (les Marocains n’enterrent jamais un nègre) - des bicots étendus sur le dos et saignant abondamment par la poitrine - une autre scène encore qui s’était passée un jour lorsque nous étions campés sur un mamelon assez élevé, autour des murs d’une grande casbah détruite. L’herbe était à plusieurs km autour de nous plus haute qu’un homme et toute sèche. Nous avions monté nos tentes et commencions à débroussailler autour des guignols (14) pour pouvoir observer et aussi pour nous garantir contre un incendie. Tout d’un coup quelqu’un crie “Le feu !” (15) À 200 m de nous, en bas, nous voyons une flamme qui, dans l’herbe sèche, avance rapidement de tous les côtés. Etait-ce de la malveillance ou de la négligence ? Peut-être bien que quelqu’un avait jeté une allumette ou un bout de cigarette. Toujours est-il que 5 minutes plus tard nous avions des flammes immenses sur tout le front devant nous et une odeur âcre qui, poussée par le vent, s’abattait sur nous. Nous avions juste le temps de terminer le débroussaillage devant nos tentes pour arrêter le feu à 5 m devant nous ...
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois mes meilleurs baisers.
Paul
P.S. En achetant les pantalons en toile blanche pour moi, demande donc une facture que tu m’adresseras s.t.p. Mais cet envoi ne presse pas bien entendu.
Notes (François Beautier, Michel Chasteau)
1) - "Matmatta" : officiellement Matmata.
2) - "Benim Gara" : en fait, territoire des Beni M’Gara (décidément, Paul privilégie l'approche phonétique !), clan berbère soumis de force en 1914 par les troupes du colonel Gouraud puis par deux groupes mobiles de la Légion au tout début juillet 1916. Paul y est passé, avec sa colonne, juste après cette "pacification" qui permit de dégager la rive nord de l'oued Innaouen de la rébellion des Beni M'Gara.
3) - "Compagnie d'Orléans" : en fait "Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans", dite "Compagnie Paris-Orléans" ou "P.-O.", assurant le transport ferroviaire d'Orléans à la Gare d'Orsay à Paris. L'incident évoqué par Paul en août 1914 est vraisemblablement lié à une commande de charbon non ou mal satisfaite (en quantité, qualité, délai ?) à Bordeaux (la P.-O. se ravitaillait dans tous les ports français et se faisait livrer par les autres compagnies ferroviaires françaises) du fait de l'entrée en guerre et dont Paul, alors mobilisé et en route pour la Légion, serait en 1916 tenu par Leconte pour responsable.
4) - "si ..." : on peut imaginer la suite : "l'agent allemand Gusdorf n'est pas écarté de la société". Cependant, pourquoi Paul ne l'aurait-il pas écrit alors qu'il en parlait assez clairement dans ses précédents courriers ? Peut-être a-t-il en tête un autre type d'accusation qu'il lui répugnerait encore plus de transcrire : songe-t-il à l'antisémitisme, bien présent mais qu'il ne veut pas voir ?
5) - "les C.F." : les obligations du Crédit Foncier émises le 20 janvier 1912 avec intérêt de 3% (et non de 30%), que Paul conseille à Marthe de se faire rembourser une à une en cas de besoin (chacune valant 250 francs).
6) - "séq." : séquestre.
7) - "Maknassa": officiellement Meknassa, poste fortifié sur la route reliant Taza à Fès par le nord de l’oued Innaouen. Paul y est passé à plusieurs reprises depuis 1915.
8) - "Carmen" : opéra comique de Georges Bizet.
9) - "Faust" : le dernier opéra en date dédié à ce personnage est alors celui de Charles Gounod, plus à la mode à cette époque que celui d'Hector Berlioz.
10) - "Poète et paysan" : l'ouverture de cette opérette de l'Autrichien Franz von Suppé est alors encore très populaire.
11) - "Le Trouvère" : opéra et ballet de Giuseppe Verdi.
12) - "Tu unsre heimat ; Ziehen nur wieder" : (Note de Michel Chasteau) le texte exact serait plutôt "In unsre Heimat ziehen wir wieder." ("Nous retournons/retournerons au pays natal"). Il s'agit très probablement de la traduction allemande d'un passage célèbre du Trouvère de Verdi, "Ai nostri monti ritorneremo".
13) - "un nègre" : ce terme, de même que celui de "bicot" est à cette époque manifestement raciste. Mais à cette époque le racisme n'est ni une tare ni un délit.
14) - "guignole" : tente militaire (aussi dite guitoune).
15) - "Le feu ! " : ce cri évoque par association d'idées la parution en feuilleton, à partir du 3 août 1916 (à peine deux semaines plus tard), dans le quotidien L'Œuvre, du récit de Henri Barbusse titré "Le Feu" qui sera couronné du prix Goncourt à la fin de l'année. On imagine que Marthe et Paul, qui lisent la presse, se rendent bien compte que la guerre n'est pas de la même nature au Maroc - où il ne s'agit d'ailleurs officiellement que de "pacification" - et dans les grandes boucheries industrielles de la Grande Guerre en Europe. Cependant, à l'échelle de ce couple et de cette famille la peur et l'angoisse sont de même nature et intensité.
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