Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 22 Juillet 1916
Ma Chérie,
J’ai reçu hier soir tard ta longue lettre du 14 courant en même temps que la carte de la veille et regrette infiniment que ma correspondance pendant cette colonne ait mis jusqu’à 20 jours avant de venir à destination. Inutile de te dire que ce n’est point de ma faute et si tu as toutes mes cartes et lettres en mains, tu constateras que je t’ai régulièrement écrit tous les 3, 4, ou tout au plus 5 jours, c.à.d. lorsqu’il y a eu convoi postal ou de ravitaillement. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt ton rapport sur tes démarches à Nantes et je ne te cache pas que j’ai été surpris de la façon méthodique avec laquelle tu as procédé et de la précision et netteté de ta correspondance avec les 2 avocats à Nantes. Ces 2 lettres - que je te retourne ci-jointes - sont parfaites et je t’avoue que jamais dans les 8 ans que j’ai dirigé le bureau de Bordeaux un de mes employés n’a écrit ou modelé une lettre traitant une matière aussi délicate avec autant de clarté et de précision. Pour la bonne règle, j’ai dès aujourd’hui écrit quelques lignes à Me Bonamy ; tu en trouveras la copie au bas de ta lettre à ce même avoué. Je m’attendais bien à ce que le G/A (1) joue le rôle du “drunken Ehrenmann” (2) dans cette histoire et j’en avais même une preuve en main. Mais je ne voulais pas te décourager complètement, vu que tu étais déjà suffisamment déprimée et que tu voyais notre avenir tout en noir. Ce qui m’a fait par contre un sensible plaisir, c’est la bonne opinion que j’ai laissée aux autorités de Bordeaux qui ont pu me voir de plus près, du moins indirectement par des témoins.
Il importe donc maintenant avant tout de faire lever le séq. ; le reste se trouvera déjà tout seul après, lorsque nous aurons vu s’il y a des juges à Nantes. Et je te jure que si jamais je remets les pieds dans les fameux bureaux de Nantes, le G/A passera un mauvais quart d’heure. Il me semble que L. (3) a fait ouvrir par un employé mon petit secrétaire pour éplucher ma correspondance privée avec Penhoat. Mais comme nous n’avons jamais envisagé la dissolution de la Société et que si nous en avons soupesé la portée ce fut verbalement, L. ne pourra pas soutenir que nous avons projeté pareilles idées. Du reste, ni P. ni moi n’étions forcé de renouveler notre contrat si réellement nous avions envie d’aller contre L. Restent les dépositions de Siret et St Marc (4). Tu te figures bien que je n’ai pas été assez bête pour parler d’une telle question avec mes employés !! Au surplus, Siret se méfiait trop de L. et tenait plutôt à Penhoat & moi pour inventer une telle histoire. Quant à St Marc, je ne lui ai jamais parlé d’autre chose que du travail. Enfin, dans une récente lettre de Leconte à Penhoat dont je possède copie, L. décrit Siret et St Marc avec des expressions qu’il devrait être un imbécile de se fier à de pareils gens !
De la part du séq., (5) il y a de toutes façons une négligence tout à fait incompréhensible de ne point avoir soigneusement épluché la comptabilité ! Si L. déduisait les 300 Frs de mon avoir, je ne participerais forcément pas aux pertes, car du moment que mon contrat continue à fonctionner, j’ai droit à 400 Frs par mois à passer aux Frais Généraux comme cela a toujours été fait.
Comme il se fait tard et que je dois me préparer encore pour la revue à passer demain matin par le Général Cherrier (6), je termine ma lettre tout en te disant encore une fois combien j’ai été heureux de voir une fois de plus que j’ai une petite femme aussi intelligente et énergique. (7)
Ton Paul
1000 baisers pour les enfants.
Notes (François Beautier)
1) - "le G/A" : initiales de “greffe administratif” (précisément greffe du tribunal administratif), allusion au tribunal de Nantes qui a prononcé le séquestre.
2) - "drunken Ehrenmann" : mot à mot "Homme d'honneur îvre", "notable îvre" : personnage comique traditionnel du chevalier fou, du juge délirant, du gendarme ridicule (comme le Chibroc ou Flageolet du Guignol français)... Paul semble accuser le greffier du tribunal d'avoir embrouillé ou embourbé le traitement de sa demande de levée du séquestre.
3) - "L." : Leconte, principal actionnaire de la société dont Paul est l'un des associés, Penhoat étant le troisième.
4) - "Siret et Saint Marc" : employés de Paul à Bordeaux, dont Leconte aurait obtenu des dépositions défavorables à Paul, ce dont il doute.
5) - "séq." : séquestre
6) - "Général Cherrier" : Martin Joseph Cherrier (1859-1945), à cette époque général de brigade, avait commandé sur le front métropolitain la 61e division d'Infanterie et, précédemment, à Verdun en tant que colonel, la 3e Brigade du Maroc en grande partie composée de troupes venant de Taza. C'est à cette expérience qu'il dut, le 11 juin 1916, d'être mis à disposition de Lyautey, résident général de France au Maroc, qui lui confia le 30 juin le commandement de la subdivision de Fès, dont dépendait la compagnie de Paul à Taza, à laquelle il rendit sa première visite le 23 juillet.
7) - "énergique" : cette suite de compliments est tout de même bémolisée par un "petite" en tête de ligne.
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