Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Aïn Leuh, le 21 Avril 1918
Ma Chérie,
Je viens de recevoir ta lettre du 7 courant et vais y répondre de suite pour que ces lignes partent avec le courrier de demain matin.
Je suis content que tu aies trouvé à louer dans des conditions avantageuses ; as-tu encore l’intention de louer aussi la grande chambre du 2° ? Je pense que non, puisque tu vas y installer le salon et vu le prix de ces meubles il ne faudrait naturellement pas qu’ils s’y abîment ... Si maintenant seulement Me Lanos réglait promptement, ta situation serait à peu près réglée, d’autant plus que je compte que Me Palvadeau arrangera l’affaire promptement, c.à.d. avant les vacances, de sorte qu’aussitôt la provision (1) à Bordeaux épuisée, Nantes (2) continuerait à payer. Mon impression de Me Palvadeau au point de vue d’homme d’affaire est bien meilleure que celle que j’ai eue de Me Lanos bien que ce dernier soit plus affable et peut-être plus homme du monde. En ce qui concerne la salle de bains, tu pourras sans doute t’arranger en permettant à la dame (3) l’accès du jardin ou l’utilisation de la cuisine d’en bas. N’a-t-elle donc pas d’autres enfants que le bébé attendu en Août ? Son mari est sans doute au front ? D’autre part, comme il est probable ou possible que la dame consulte une sage-femme ou un médecin 2 à 3 mois avant l’évènement, vous pourrez probablement avoir recours à la même personne toutes les deux.
Je n’aurais pas cru que Georges se décide pour un livre (4), eût-il le titre alléchant de “Bécassine pendant la Guerre” (5); toutefois cela me fait plutôt plaisir. Mais pourquoi n’as-tu pas attendu le 10 (6) pour lui remettre ma lettre ? Je suis enfin surpris qu’Alice porte plus d’intérêt que Geo aux études ; je l’aurais crue au contraire plus volage ! Pourvu seulement que la famille Irigoin déguerpisse le jour prévu !
Mr. Penhoat m’écrit également une lettre dans laquelle il me fait part de ses petits chagrins et de ses inquiétudes provoquées par la grande bataille (7) actuelle. Il avait loué un bureau à Rouen pour le compte de la maison R. Array et Cie (8), bureau que Mr. Gérard (9) devait occuper. Mais celui-ci semble attendre l’issue de l’offensive avant de se décider, ce qui semble ennuyer Penhoat. Il a en outre loué, dit-il, une maisonnette pour y installer sa famille et la soustraire ainsi au risque du séjour à Paris (10). J’avais conseillé à Penhoat de continuer sa correspondance avec Mme Leconte (dite “Mary la martyre”) (11), chose qu’il ne voit aucun intérêt à faire. A son avis, ladite Mary serait un peu ébranlée, ses lettres étaient tout à fait incohérentes ! Penhoat a appris que Lucien (12), grièvement blessé, aurait vivoté encore pendant 3 à 4 mois dans une formation sanitaire du Centre sans que personne de la famille soit venu le voir. C’est ceci qui aurait un peu déséquilibré sa mère, dit-il ...
Ah, si seulement la guerre voulait bien se terminer cet été ou du moins en automne, comme je l’espère toujours ! Ne plus passer un hiver ici ! Si tu voyais ce milieu ici, surtout un soir de prêt (13), c.à.d. de paie ! Ces gens désoeuvrés ou cafardeux qui ne pensent qu’au pinard ! Je t’assure que ces scènes d’ivrognerie effraient profondément tous ceux qui ont un peu de fond, je veux dire les engagés pour la durée de la guerre ... (14)
Je pense que la question de ta garde-robe est également solutionnée à l’heure qu’il est. Mais fais bien attention en cousant à la machine ; tu sais que Melle Campana (15) en parlait comme étant des plus nuisibles dans ton état.
J’attends donc avec impatience tes nouvelles ultérieures ; encore un mot : la loi sur les loyers ne sera pas appliquée (16); on ne sait réellement plus à quoi s’en tenir.
Bons baisers pour toi et les enfants, le bonjour pour Hélène.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - « la provision » : somme versée par la société Leconte sur laquelle seront prélevés par Maître Lanos les premiers versement de la pension due à Marthe.
2) - « Nantes » : siège de la société Leconte. Maître Palvadeau représente les intérêts de Paul auprès du tribunal de Nantes, qui gère aussi le séquestre de ses biens.
3) - « la dame » : la nouvelle sous-locataire, avec laquelle Marthe partagera l’utilisation de la salle de bains en échange de celle de la cuisine et du jardin.
4) - « un livre » : Georges a consacré à l’achat d’un livre les 5 francs offerts par son père pour son sixième anniversaire (voir le courrier du 10 avril 1918). La surprise de Paul montre à quel point il est ignorant des intérêts du futur philosophe.
5) - « Bécassine pendant la guerre » : troisième volume, paru en 1916, des aventures de la petite Bretonne, née en 1905 dans les pages du périodique pour enfants “La Semaine de Suzette” chez l'éditeur Henri Gautier. Les textes de Caumery sont illustré de dessins de Pinchon. Ces volumes ont connu un vif succès et de nombreuses rééditions, et sont d'excellents documents sur la culture contemporaine. Injustement décriée, Bécassine est une sorte de Forest Gump à la française, dont les aventures au fil de l'histoire reflètent les évolutions de la société. On voit ainsi passer dans ses pages la crise de 29, l'art déco, le développement du tourisme, du scoutisme, ou des sports d'hiver. Les deux derniers volumes, "Les petits ennuis de Bécassine", et "Bécassine au studio", sont parus respectivement en 2005 et 1992.
6) - « le 10 » : la carte et le cadeau de Paul à son fils Georges ont été envoyés à Marthe le 20 mars (voir la lettre du 19 avril). Marthe n’avait pas attendu la date anniversaire (le 10 avril) pour les transmettre à Georges.
7) - « grande bataille » : le port de Rouen, base arrière des troupes britanniques (avec notamment leurs hôpitaux militaires de campagne) et l’un des points d’arrivée du corps expéditionnaire américain, alors conjointement engagés en France et en Belgique (avec les Français) pour stopper les différentes vagues successives de l’offensive allemande supposée finale (pour cette raison dite Bataille du Kaiser), est intensément bombardé par les ballons dirigeables Zeppelin et les bombardiers biplans Gotha allemands (simultanément, le port du Havre, par lequel transitent les troupes britanniques et américaines, est constamment menacé par les sous-marins allemands). Or c’est sur le port de Rouen que Penhoat - renvoyé de la société Leconte qui l’employait à Bordeaux - tente d’implanter sa propre entreprise de courtage maritime.
8) - « R. Array et Cie » : cette entreprise n’a laissé aucune trace aujourd’hui détectable.
9) - « Mr. Gérard » : la personne chargée par Penhoat - qui est alors sous les drapeaux - de créer puis gérer sa future entreprise à Rouen.
10) - « à Paris » : Mme Penhoat a vécu le raid de ballons dirigeables Zeppelin sur Paris du 29 janvier 1916 et en conserve un très mauvais souvenir (voir la lettre du 12 février 1916). Or, la capitale est intensément bombardée de jour et de nuit depuis le 23 mars jusqu’au 9 août 1918, c’est-à-dire pendant toute la durée de la Bataille du Kaiser (21 mars - 18 juillet 1918) et même un peu plus tard, notamment par les deux canons à très longue portée (dits à tort Grosse Bertha) installés dans l’Aisne (en forêt de Saint-Gobain) et par les Gotha (les plus gros avions bombardiers de la Grande Guerre). Moins d’un mois avant cette lettre de Paul, un tir de l’un des deux « Pariser Kanonen » avait fait s’écrouler la voûte de l’église Saint-Gervais de Paris sur les fidèles rassemblés pour l’office du Vendredi Saint (le 29 mars 1918) et provoqué la mort de 91 d’entre eux, 68 autres étant gravement blessés. On comprend que Penhoat parle de « risque du séjour à Paris ».
11) - « Mary la martyre » : par détournement d’un surnom la Vierge Marie, dite en français « Marie la Martyre » (ou « Notre Dame des douleurs ») et en anglais « Our Lady Queen of Martyrs » (Notre Dame reine des martyrs). Ce détournement constitue une blague méchante puisqu’elle s’applique à Mme Leconte, une femme que Paul sait esseulée par son mari (voir la lettre du 14 décembre 1917) et qu’il apprend maintenant bouleversée par la mort de son propre fils abandonné de sa famille.
12) - « Lucien » : Lucien Leconte, fils aîné de Lucien Leconte (associé principal de Paul dans la société Lucien Leconte).
13) - « soir de prêt » : jour du versement à chaque soldat d’une petite somme d’argent dite à tort « la solde » ou « la paie », alors qu’il s’agit d’une avance, donc officiellement d’un prêt.
14) - « engagés pour la durée de la guerre » : Paul établit semble-t-il à tort une distinction entre les Légionnaires de carrière (engagés pour un contrat à durée préétablie) et les autres qui, comme lui, se sont enrôlés dans la Légion pour la durée de la guerre parce qu’ils étaient étrangers et souhaitaient obtenir, par leur engagement, la nationalité française que la Légion leur promettait. Les seconds ne furent pas indemnes des mêmes tentations que les premiers de noyer dans l’alcool leur mauvais moral. En effet, en cette fin-avril 1918, la guerre ne paraissait pas devoir se terminer rapidement du fait du jusqu’au-boutisme des deux camps. Cependant, la baisse de moral fut beaucoup plus grave et générale dans les rangs des empires centraux, où l’arrière entra en dépression, douta de ses chefs et ne soutint plus efficacement son armée. Plusieurs historiens allemands datent du 27 mars 1918 (échec de l’Opération Michael, premier acte de la Bataille du Kaiser) le début de la « Grande catastrophe » allemande qui conduira en novembre 1918 à la défaite allemande et aux désastres de la grippe espagnole dans le pays (symptôme d’une régression sanitaire et sociale extrême), puis en 1919 à la révolution spartakiste et au désastreux - pour l'Allemagne, mais pas seulement pour elle - Traité de Versailles.
15) - « Mlle Campana » : médecin ou infirmière de Marthe.
16)- « pas appliquée » : elle le sera seulement dans les grandes villes, pour maintenir l’ordre. Ce n’était pas le cas de Caudéran.
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