Gepanzerte SdKfz 8 DB 10 |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Aïn Leuh, le 25 Avril 1918
Ma Chérie,
Je suis sans tes nouvelles depuis ta lettre du 7 courant et te confirme la mienne du 21.
La pluie tombant de nouveau depuis quelques jours, le convoi prévu pour M’Rirt (1) n’a pas eu lieu et je crois que nous ne partirons pas pour les grandes opérations avant le milieu du mois de Mai. Cela nous fera donc quand même deux mois à peu près tranquilles depuis notre retour à Aïn Leuh et plus de trois mois depuis le retour de Kénifra, chose qui nous arrivait rarement à Taza (2). Et pourtant, il y en a beaucoup au Bataillon qui regrettent la région de Taza - je ne sais pas pourquoi du reste. En fait, tout le Maroc est mauvais pour le troupier du service actif qui ne prend jamais garnison dans les grandes villes comme Fez (3), Marakech (4), Rabat, Sallé (5), Casablanca et Oudjda (6). Il est pourtant vrai qu’un bataillon du 1° Etranger se trouve dans la région de Marakech et un bataillon du 2° à Fez même. Mais ce dernier opère, je crois, encore plus que nous ici et se trouve en ce moment dans la région du Sud (7). Aïn Leuh même possède du reste plus d’”attractions” que par exemple Taza. Il y existe une demi-douzaine de bistros dont deux ont même monté un music-hall. En y prenant une consommation on peut contempler dans chacun de ces établissements 2 à 3 “chanteuses”, bien entendu le rebut de France et de Navarre. Ces dames passent du reste la visite de santé comme leurs collègues des deux maisons dites d’utilité publique (8).
J’ai lu ces jours-ci un recueil d’essais d’un ancien directeur de la Comédie Française, Arsène Houssaye (9), dans lequel j’ai trouvé entre autres un article sur Mathilde Mirat (10), la maîtresse et finalement la femme de Henri Heine (11). C’est la première fois que j’ai eu l’occasion d’entendre un jugement français sur Heine, jugement très élogieux du reste et qui rend hommage non seulement aux oeuvres du poète, mais encore et surtout à son esprit et son caractère. Chose curieuse, Houssaye raconte que Heine a toujours été considéré en France comme un Allemand et en Allemagne comme un Français ; que cependant lui, l’auteur, qui le connaissait intimement, peut affirmer qu’il était français comme convictions. Qu’il ne croit nullement aux bruits qui couraient à cette époque que Heine était un espion (!!!) du gouvernement prussien !!! Heine allait souvent chez le roi Louis-Philippe (12), qui l’appréciait beaucoup et aimait s’entretenir avec lui ; c’est Louis Philippe du reste qui finalement lui alloua une pension à perpétuité payable de sa caisse personnelle. Je crois cependant qu’après la chute du roi, la République prenait la pension à la charge du gouvernement. Dans son ménage, Heine était plutôt philistin (13) et bourgeois ; il n’y avait rien de Byron (14), de Werther (15) ou d’autres Weltschmertzler (16) dont on trouve si souvent le reflet dans ses poésies. Il s’entendait très bien avec la bruyante Mathilde tout en ayant dans certaines périodes des scènes et discussions violentes avec elle ...
Comment vas-tu et comment vont les enfants ? Etes-vous enfin installés en bas ? Et as-tu eu satisfaction de la part de Me Lanos ? Des nouvelles de Me Palvadeau ?
Depuis 2 à 3 jours, nous n’avons plus vu de communiqués ici, ce qui est plutôt mauvais signe pour l’état actuel de l’offensive (17). Toutefois comme mon ami Kern (18) reçoit de nouveau à peu près tous les journaux de Paris (y compris même le Populaire (19), la Vague (20) et la Franchise (21), organes de l’extrême gauche et d’un langage très violent), je me tiens au courant de toutes les opinions reflétées dans la presse française. Et je constate que d’après toutes ces idées, pourtant si diverses, la guerre doit se terminer cette année. Ce qui est étonnant c’est que même dans des journaux d’information de premier ordre, tels que le “Temps” (22), “Echo de Paris” (23), “Information” (24), “Figaro” (25), “Matin” (26) etc. on ne rencontre pas 3 mots allemands (citations) sans y découvrir au moins une faute. L’expression “Gepanzerte Faust” (27) (poing blindé) s’y trouve comme : Geplanzerte, Geflanzerte, Geplauserte, et Dieu sait encore toutes les variations ! Même des académiciens se fourrent le doigt dans l’oeil avec les expressions les plus simples.
J’attends avec anxiété tes bonnes nouvelles et t’embrasse ainsi que les enfants du fond du coeur.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - « M’Rirt » : actuel Mrirt, alors poste militaire français, situé à un peu plus de 25 km à vol d’oiseau au sud-sud-ouest d’Aïn Leuh, à mi-chemin du trajet d’Aïn Leuh à Khénifra.
2) - « Taza » : premier casernement de Paul, où il resta affecté jusqu’à son retour de permission, en novembre 1917. En 1918, le groupe de Taza a mené des combats contre les rebelles les 21 février, 18 mars, 6 et 8 avril, 22 et 23 juin.
3) - « Fez » : Fès, ancienne capitale du Maroc (siège du sultan), supplantée par Rabat sur ordre du Résident général Hubert Lyautey en représailles de sa rébellion contre le Protectorat français (qui y fut signé le 30 mars 1912). Le groupe de Fès venait de mener des combats contre les rebelles le 6 avril dans le nord du Maroc.
4) - « Marakech » : Marrakech, capitale impériale almoravide du sud du Maroc occidental.
5) - « Sallé » : Salé, en vis-à-vis de Rabat.
6) - « Oudjda » : Oujda, dernier grand poste français sur la route reliant le Maroc occidental (Kénitra, Rabat, Fès, Meknès) à l’Algérie (Sidi Bel Abbès, Oran).
7) - « région du sud » : effectivement, le 2e Régiment étranger intervient à cette époque dans le secteur de Boudnib au sud-est du Maroc. Il y livrera des combats presque continus contre les rebelles du début-août à la mi-octobre 1918.
8) - « deux maisons d’utilité publique » : en clair, des bordels, à statut civil mais d’utilité d’abord militaire.
9) - « Arsène Houssaye » : de son vrai nom Arsène Housset (1814-1896), prolifique homme de lettres, administrateur général de la Comédie française de 1848 à 1856, directeur du quotidien populaire « La Presse », n’est plus aujourd’hui connu que pour avoir refusé de poursuivre la publication des poèmes de Baudelaire au prétexte qu’ils risquaient de choquer ses lecteurs.
10) - « Mathilde Mirat » : vendeuse de chaussures à Paris, dont Heine tombe amoureux en 1834 et qu’il épouse en 1841 en modifiant en « Mathilde » son prénom originel, « Augustine ». Décédée en 1883, elle est inhumée au cimetière de Montmartre auprès de son mari mort en 1856.
11) - « Henri Heine » : grand poète né à Dusseldorf en 1797 et mort à Paris (où il vécut à partir de 1831) en 1856. Prénommé originellement Harry, il est dit « Heinrich » par les Allemands, et « Henri » par ceux qui le pensent français.
12) - « Louis-Philippe » : second Roi des Français sous le nom de Louis Philippe 1er de 1830 à 1848, né à Paris en 1773, mort en exil au Royaume-Uni en 1850. Considéré comme un monarque réformateur ouvert (cependant élitiste), il s’était effectivement lié d’amitié avec Henrich Heine. Lequel Henri Heine se fit ensuite pensionner par la Seconde République puis par le Second Empire.
13) - « philistin » : personne à l’esprit borné, hostile aux idées nouvelles et aux intellectuels.
14) - « Byron » : Lord George Gordon Byron, baron, poète britannique et grand voyageur (1788-1824), s’illustra par ses fougueux engagements romantiques. Il mourut d’ailleurs à Missolonghi en se portant au secours des Grecs en lutte pour reconquérir leur indépendance face à l'armée turque de l’empire ottoman.
15) - « Werther » : héros du très célèbre premier roman de Goethe, « Les souffrances du jeune Werther », publié en 1887, il est l’incarnation du penchant morbide et suicidaire du mouvement « Sturm und Drang » précurseur du romantisme allemand.
16) - « Weltschmertzler » : ce mot allemand qui signifie « le porteur de la douleur du monde » est le nom ou le surnom de tous les personnages littéraires jouant un rôle de souffre-douleur, de bouc émissaire ou de mélancolique profond. Il apparaît que Paul prit chez Arsène Houssaye tout ce qu’il rapporte ici de la vie et du caractère de Heine.
17) - « offensive » : les combats livrés au Maroc par les groupes de Taza et de Fès en réponse à l’offensive des rebelles des 6 et 8 avril sont terminés. Paul pense plutôt à la seconde offensive de la Bataille du Kaiser, dont le nom de code est Georgette et qui se déroule sur la Lys (d’où son nom, chez les Alliés, de Bataille de la Lys). Cette offensive lancée par l‘Allemagne le 9 avril échouera et se terminera au Mont Kemmel le 29 avril et sur Ypres le 2 mai. Cependant, c’est une bataille beaucoup plus décisive que tout le monde attend et qui se prépare dès cette époque dans les deux camps avec la vallée de l’Aisne pour enjeu : elle commencera à la fin-mai 1918.
18) - « Kern » : légionnaire ami de Paul, qui reçoit par le biais de son épouse, institutrice à Paris, la plupart des journaux parisiens.
19) - « Le Populaire » : le journal socialiste contestataire « Le Populaire de Paris », fondé le 1er mai 1916 par Jean Longuet (député socialiste de l’Aisne), devint quotidien à partir du 10 avril 1918.
20) - « La Vague » : hebdomadaire fondé en 1918 par le député de l’Allier Pierre Brizon, annonçait dans son sous-titre sa volonté de devenir l’organe du combat pacifiste socialiste et féministe.
21) - « La Franchise » : Paul cite un titre qui n’exista de façon durable que dans la Creuse au début du siècle. Il se peut qu’une publication parisienne éphémère tirant son titre de la dispense d’affranchissement concernant le courrier des Poilus ait existé en ce début d’année 1918, mais elle n’aura pas laissé de trace aujourd'hui détectable. Il se peut aussi que Paul, se trompant une fois de plus de titre, veuille parler du quotidien anarchiste « L’Affranchi », sous-titré « Journal des Hommes libres », fondé par Pascal Grousset en avril 1871 et depuis lors édité à Paris.
22) - « Le Temps » : quotidien parisien lancé en 1861, caractérisé par son indépendance, le soin de sa présentation, la qualité de sa langue et son idéal républicain libéral quant à l’économie, la culture et la politique, mais conservateur en matière sociale. Il fut après la Grande Guerre considéré comme l’organe officieux du patronat français. Le journal actuel « Le Monde » fut son héritier et successeur à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Paul avait tout à fait raison de le citer en tête des journaux d’information de premier ordre.
23) - « L’Écho de Paris » : quotidien fondé en 1884, interdit à la Libération en 1944. Dès le départ conservateur et antisocialiste, il prit pendant la Grande Guerre le parti des bellicistes jusqu’au-boutistes qui souhaitaient l’invasion de l’Allemagne par les Alliés et son anéantissement définitif. Son antigermanisme étant moins structurel que son conservatisme il se montra plus tard très favorable à la collaboration avec le nazisme.
24) - « L’Information » : journal parisien d’informations économiques et financières fondé en 1899, publié en deux versions, l’une quotidienne, l’autre hebdomadaire, il se consacrait essentiellement à la publication des cours de la Bourse. Pendant la Grande Guerre il conserva un tirage quotidien dépassant les 100 000 exemplaires. La fidélité de son lectorat lui permit ensuite d’exister jusqu’en 1985.
25) - « Le Figaro » : quotidien fondé en 1826, toujours publié (il est à ce titre le doyen de la presse française), à l’origine porteur des espoirs de la bourgeoisie libérale, il devint conservateur à la fin du siècle. Pendant la Grande Guerre il étendit son lectorat dans les catégories populaires en remplaçant ses rubriques mondaines et littéraires par des reportages concernant la vie quotidienne des civils et des soldats, ainsi que des feuilletons édifiants à usage familial.
26) - « Le Matin » : journal quotidien fondé en 1883 par des financiers américains sur le modèle de la nouvelle presse britannique donnant la priorité aux reportages aux dépens des articles de fond et se finançant massivement par la publicité, il est à l’origine républicain modéré, dreyfusard, progressiste libéral et antisocialiste. Pendant la Grande Guerre il évolue vers un nationalisme de plus en plus virulent et multiplie les caricatures et les feuilletons (en faisant appel à des plumes reconnues dont Jules Vallès, Gaston Leroux, Albert Londres, Colette) et son tirage dépasse le million d’exemplaires. Il dériva ensuite vers la droite conservatrice puis antisémite, fasciste et collaborationniste, ce qui le condamna à disparaître à la Libération.
27) - « Gepanzerte Faust » : cette expression allemande signifiant mot à mot « poing blindé » fut l’un des surnoms de la Bataille du Kaiser (« Kaiserschlacht ») c’est-à-dire de l’offensive supposée finale lancée au printemps 1918. L’adjectif « Gepanzerte » (et le nom commun dérivé « Panzer ») désigne en Allemagne, comme le mot « blindé » en France, les véhicules militaires blindés (chars d’assaut, tracteurs de canons lourds, véhicules transporteurs de troupes, etc). Ainsi, le « Gepanzerte SdKfz 8 DB 10 », véhicule blindé armé de deux mitrailleuses servant de tracteur chenillé lourd (12 tonnes) et de transporteur de troupes (8 hommes), qui fut lancé à l’occasion de la Bataille du Kaiser à la fin-mars 1918, se révéla si efficace que l’armée allemande le conserva en service jusqu’à fin de la Bataille de France en mai 1940.
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