samedi 4 avril 2015

Lettre du 04.04.1915

Karl Liebknecht





Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 4 Avril 1915

Chérie,

J’ai promptement reçu tes lettres des 24 et 29 Mars ; la dernière arrivant hier soir a ainsi battu le record de la vitesse Bordeaux-Taza avec 7 jours. Merci de tes bons voeux (1) et si l’un seulement se réalise - la paix - je serai bien content. Nous sommes rentrés hier soir assez tard d’une marche dans les montagnes qui était assez dure parce que le terrain était tout détrempé par suite des pluies de ce dernier temps. J’avais la chance de rester au marabout de Bou Cagerat (2) pour faire le café ce qui m’a économisé quelques bons kilomètres. Aujourd’hui, dimanche, le temps est beau, mais comme nous sommes de jour (3) la Compagnie est consignée, du moins les hommes qui ne sont pas de garde, dont je suis heureusement. Ce matin, il y a eu du chocolat et à midi un plat supplémentaire (riz au lait, très bon) et un cigare. Ce soir nous aurons même un deuxième quart de vin et il paraît que demain, nous aurons également repos. Je vais me payer ce soir une bonne omelette de 6 oeufs en ville et ma boîte de harengs au vin blanc.
Je te remercie de toutes les communications et te confirme la mienne quant au moratorium pour les loyers prorogé de 3 mois à partir du 1° courant. En ce qui concerne les Communales 1912, je suppose qu’il reste tout au plus un versement à faire. Quand ?
Le raisonnement de Mr. W. quant au CNEP est assez naïf (4). La banque, sous peine d’une grosse amende, ne pouvait pas agir autrement, et tout autre établissement aurait fait de même. Je suis cependant content qu’il restait peu de choses en dépôt, et ces deux titres, nous les aurons déjà en temps voulu. Les cours sont du reste bien remontés, aussi pour le Turc Unifié et l’Argentin (5). Pour ce qui est des journaux, ce n’est pas à un jour près : je lis régulièrement le Canard d’Oran (6) et si je tiens à avoir le Journal, c’est surtout pour les “Leaders”, la note politique de St Brice (7) et le “À travers les journaux”. L’histoire de ta maman est en effet assez pénible. Je crois cependant qu’elle en souffre moins que tu sembles l’imaginer ; son souci principal doit être de te savoir en sûreté. Si tout s’arrangeait promptement, et que nous ne souffrions pas trop au point de vue financier, on pourrait envisager de rencontrer la famille, en Suisse (8) par exemple où il y a des pensions bon marché?
Georges Laforcade (9) m’a écrit une longue lettre de même que Mr. Penhoat dont je joins une carte à transformations (10). Tous deux comptent sur une fin assez prompte de la guerre, se basant principalement sur les déclarations du Général French (11). Il est certain que si la grande offensive réussit et que les Allemands se retirent au delà de la frontière, ce sera aussi vite terminé que la guerre a commencé. Mais en attendant on est là, le bec dans l’eau. La séance du Reichstag était intéressante sous ce rapport que les deux députés socialistes (12) ont publiquement reconnu que les brutalités allemandes n’ont pas seulement existé sur le papier ; les réponses ont été tellement vagues qu’elles ressemblaient à un aveu pur et simple. Je me demande comment le Gouvernement va justifier cela plus tard car en ce moment il doit cacher soigneusement la vérité sous tous les rapports.
Je me demande du reste si je n’ai pas un intérêt à renoncer aux pertes subies par la maison L. L. et Cie. pendant la mise sous séquestre de mes biens. Car suivant la loi je ne dois pas participer aux opérations ; si donc 20% des pertes représentent plus que mon prélèvement, je déclarerai simplement que je n’ai rien à voir avec les affaires pendant la guerre. J’espère malgré tout que tout s’arrangera, car si L. se montrait intransigeant, P. et moi nous déclarerions simplement que nous continuons et que comme lui nous irons pendant 4 à 5 hs. au bureau, prenant 6 semaines de vacances, 1 mois de grippe de façon à avoir suffisamment le temps de chercher des bénéfices ailleurs.
Je serai curieux d’apprendre comment Suzette va se comporter en classe. As-tu déjà pris des renseignements dans la pension en question ?
Mille baisers et un bonjour pour tout le monde.


                                                Paul 

Notes (François Beautier)
Le général John French


















1) - "vœux de Pâques" : les Pâques chrétiennes ne signifient pas la même chose que la Pâque juive mais ces deux fêtes sont les plus sacrées dans chacune des deux religions et sont l'occasion de vœux annuels de paix, de prospérité, de fécondité (etc.) qui sont cependant plus courants en Allemagne qu'en France où ils se résument le plus souvent à celui de "passer de joyeuses Pâques".  
2) - "Bou Cagerat" : il s'agit vraisemblablement de Bou Ladjeraf, que Paul orthographie sous une nouvelle version phonétique. 
3) - "nous sommes de jour" : expression militaire signifiant "nous sommes de veille" (ou "de permanence"). 
4) - "naïf" : Mr. Wooloughan a peut-être tenté vainement d'obtenir du Comptoir national d’escompte de Paris (le CNEP) la restitution, à lui ou à Marthe, des titres appartenant à Paul mais placés sous séquestre. 
5) - "le Turc Unifié et l'Argentin" : emprunts de la Turquie et de l'Argentine dont Paul possède des titres.
6) - "Canard d'Oran" : il s'agit plus vraisemblablement d'un "canard" d'Oran, soit "L'Écho d'Oran", soit "Le Quotidien d'Oran".
7) - "Saint Brice" : signature de l'un des éditorialistes du quotidien "Le Journal".
8) - "en Suisse" : en pays neutre, mais il faudrait préalablement que Paul soit reconnu dans son statut militaire, qu'il ait une permission et que Marthe ait un permis de séjour... 
9) - "Georges Laforcade" : frère de Mme Plantain et ami du couple Gusdorf.
10) - "carte à transformations" : carte postale pré-remplie d'informations à rayer ou à cocher ( par exemple "Je suis en bonne santé / fatigué / légèrement, gravement malade ...") bénéficiant de la franchise militaire.
11) - "Général French" : John French, commandant en chef du Corps expéditionnaire britannique engagé en Flandre et en Artois, se déclare optimiste, au début du printemps 1915 quant à la réussite d'une grande offensive finale. Cependant il subira à partir du début mai 1915 de si graves revers qu'il sera remplacé en décembre par le général Douglas Haig et affecté à la tête des Forces britanniques de l'intérieur. 
12) - "deux députés socialistes au Reichstag" : il s'agit de Karl Liebknecht et d'Otto Rühle, qui avaient précédemment refusé de voter les crédits de guerre lors de la séance parlementaire du 20 mars 1915.

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