Village berbère près de Taza |
Madame Paul Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 16 Avril 1915
Chérie,
Je t’ai envoyé une carte postale le 14 (1) pour t’accuser réception du colis ; ta lettre du 5 m’est parvenue hier. Merci beaucoup de toutes les bonnes choses contenues dans le colis ; la poudre dentifrice et la petite brosse arrivaient juste à temps, car j’en avais vraiment besoin. Le saucisson et la boîte de pâté me serviront bien lors de la colonne qui se fera incessamment. Les maquereaux au vin blanc étaient délicieux, en compagnie de mes camarades de marabout ils ont trépassé comme il convenait, ainsi que l’oeuf de Pâques.
La photo des enfants (2) n’est pas aussi bien réussie comme l’année dernière. Ce sont les taches de la plaque qui changent tout à fait la tête de Suzanne ; Georges a maigri, dirait-on, tandis que Alice a au contraire bien profité. Elle a même un air de défi et se tient très bien. Suzanne ainsi que le petit paraissent bien mignons et ce n’est que l’exécution de la photo qui cloche.
J’ai lu avec intérêt l’article du Journal “Aux pays Scandinaves” ; tu te trompes cependant quant au début de cette série, qui avait bien paru quelques jours auparavant sous le titre “Le Danemark au coeur français” avec une vue de Copenhague. Je ne me rappelle plus de ta lettre du 7 Février, mais je crois bien qu’elle était arrivée via Casablanca avec un retard de 10 jours. Y avait-il quelque chose de particulier dedans ? Car il m’est impossible ici vu le manque de place de conserver la correspondance que je reçois. Nous n’avons rien qui ferme à clef, de sorte que l’on déchire les lettres après quelques jours car la discrétion n’existe guère à la Légion.
Ce que je ne comprends pas bien, c’est ton antipathie contre l’Angleterre. Sur quoi est-elle basée ? Car au point de vue liberté et tolérance, l’Angleterre marche certainement à la tête des pays européens. A moins que tes sentiments féministes ...??? (3)
Je pense que nous allons avoir en été quelques changements de menu pour ce qui est des légumes. Le port rend les envois si chers qu’il vaut mieux s’abstenir. Nous avons eu aujourd’hui des lentilles, mais qui n’étaient pas bien cuites. Le chocolat coûte ici 1 Fr 20 la 1/2 livre, le beurre 1 Fr 50 la 1/2 livre, les oeufs 2 sous à 3 pièce, le sucre 20 sous la livre. Merci aussi pour la petite statistique. En comptant une moyenne de 481,25 pour Bordeaux avec 190 pour nourriture etc., je comprends que la différence de 291,25 représente le loyer (117 Fr) Hélène (40,-) mais je ne comprends tout de même pas tout à fait ces 291,25. Y as-tu peut-être compris les 100 Frs. que tu m’as envoyés ici et les versements pour les titres ?
Mr. Penhoat m’écrit la gentille lettre ci-jointe ; tu vois que lui du moins est meilleur que sa réputation, du moins vis à vis de toi ! Je ne pense pas qu’il aura des embêtements de son intervention auprès de l’avocat, car ce qui est défendu, c’est le trafic, le commerce avec l’ennemi (4).
Je ne sais toujours rien de précis concernant la colonne. Il paraît qu’elle doit durer 30 à 45 jours, mais nous ne savons encore rien de précis. Le Général qui doit mener la colonne est arrivé à Taza et je pense que nous allons partir dimanche ou lundi. Je pourrai t’écrire peut-être en route car le courrier nous suivra également avec les convois de ravitaillement. Dès que je connaîtrai le jour du départ je te préviendrai pour que tu ne te fasses pas de mauvais sang si ma correspondance arrive irrégulièrement.
Mille tendresses pour toi et les enfants.
Paul
Ou bien est-ce que les 481,25 représentent ta moyenne ordinaire à Bordeaux ?
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "le 14" : en fait datée du 13.
2) - "la photo des enfants: cette photo est perdue.
3) - "tes sentiments féministes ???" : la ponctuation signale un doute de Paul soit sur la réalité d'un machisme britannique (puisque les suffragettes se mobilisent librement et efficacement et obtiendront gain de cause en 1918), soit sur sa connaissance des revendications féministes personnelles de Marthe.
4) - "commerce avec l'ennemi" : Paul se veut rassurant en arguant que Mr. Penhoat ne pourrait pas être accusé d'avoir correspondu avec Paul puisqu'il ne s'agit ni d'un "ennemi", ni d'un commerce. Cependant Paul demeure "ressortissant ennemi" et Mr. Penhoat est intervenu dans le but de faire verser à Paul par la société Leconte la part des bénéfices (commerciaux) qui lui revient.
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