Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 8 Mai 1915
Chérie,
Ta lettre du 25 écoulé m’est parvenue ce matin et je suis tout de même content que tu te décides à me dire après 3 mois ce qu’il y avait dans la mystérieuse lettre du 7 Février (1). Sûrement, si tu avais trouvé une puce sur Alice ou si Georges avait laissé un vent à minuit, tu aurais répété au moins dans les 2 à 3 lettres suivantes comment s’est produit cet évènement extraordinaire, mais comme il s’agissait tout simplement de ton départ et de celui des enfants, tu n’as même pas jugé utile d’y faire la moindre allusion. Bien entendu, je n’ai pas reçu la lettre en question, car sans cela j’aurais immédiatement répondu. Peut-être me diras-tu encore à l’occasion d’où venait cet ordre ; si tu n’as pas exhibé ton permis de séjour avec la mention spéciale concernant la décision préfectorale, et ce qu’on t’a répondu à ce sujet, c.à.d. si cette décision n’a aucune valeur pratique (2). Si pareille chose se renouvelait, tu pourrais soumettre aux autorités le certificat de présence au corps que je t’ai adressé de Taza. Tu voudras en outre me faire savoir dans ta prochaine lettre si depuis mon départ notre maison n’a pas été cambriolée, incendiée ou assiégée ; s’il n’y a pas eu un accouchement ou un autre évènement digne d’être signalé et dont tu ne m’aurais parlé qu’une seule fois sans que j’y aie répondu d’un mot ...
Quant à tes dépenses, il m’est assez difficile de t’en féliciter, vu que je n’en connaissais pas les détails et que je te les demandais précisément ; je te disais que je trouvais le montant pour nourriture, éclairage etc. fort modeste et maintenant que je connais à peu près les détails de l’ensemble, je te fais mes compliments pour l’économie dont tu as fait preuve. Il serait bon toutefois que tu gardes toujours au moins 300 à 400 Frs de liquide par devant toi ; tu pourras, je le répète, vendre quelques obligations du Crédit Foncier 1912. Je t’ai parlé déjà dans ma dernière lettre et avec la même conclusion de l’attitude de l’ami Penhoat et constate non sans plaisir que tu n’as pas attendu l’arrivée de mes lignes pour te convertir. Quant à la fin de la guerre, l’été se terminera en Septembre, me semble-t-il et je suis persuadé que d’ici là la guerre sera tout de même terminée. Le débarquement du corps expéditionnaire dans les Dardanelles (3) et les progrès dans l’Est me paraissent comme signes assez distincts que la prise de Constantinople (4) et le recul des Allemands ne sont point une chimère. Et il ne m’étonnerait pas du tout que l’évacuation (5) de la France et de la Belgique se fasse dans un avenir assez rapproché suivi de l’explication allemande qu’on s’est retiré volontairement pour donner une base pour les négociations de paix. Car l’Allemagne ne s’attendait certainement pas à une guerre d’une durée semblable et elle ne pourra plus tenir longtemps !
Comment vas-tu maintenant ? Ta grippe est-elle passée ? N’y a-t-il pas autre chose que cette sacrée influenza (6)? Heureusement que la Petite est maintenant sevrée ; donnes-moi promptement des nouvelles de ta santé et de celle des enfants. Je t’écris de la Tour Sarrazine (7) où je suis de garde depuis hier soir. L’attaque des bicots que nous avions prévue pendant l’absence de notre colonne ne s’est pas encore produite. Ces lâches tirent seulement de loin sur nous et depuis midi, les coups de fusil n’ont pas cessé en face sur le petit poste du Blockhaus Kappler (8).
A bientôt de tes nouvelles
1000 baisers
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Dans ses envois précédents, Marthe a demandé à plusieurs reprises à Paul s'il avait reçu cette lettre du 7 février, qui s'est manifestement perdue en route. Elle y racontait une tentative d'intimidation dont elle avait été victime, et un "ordre" dont le provenance n'est pas précisée, qui aurait mené à son départ avec ses enfants, mais qui n'a pas été suivi d'effet.
2) - "valeur pratique" : il se peut que Marthe, qui n'avait sans doute pas en février 1915 de permis de séjour en bonne et due forme (mais peut-être un simple récépissé préfectoral précisant que son cas était en cours d'examen), ait été menacée de placement en camp de regroupement et qu'elle ait tenté d'échapper à ce sort en s'enfuyant avec les enfants.
3) - "Dardanelles" : le débarquement des troupes alliées formant le corps expéditionnaire commença effectivement le 25 avril 1915. Son approche déclencha dans la nuit du 24 au 25 la rafle des notables arméniens de Constantinople, dont 600 furent assassinés (cet événement est considéré comme l'acte inaugural du Génocide des Arméniens).
4) - "Constantinople" : la presse alliée impatiente annonce à tort la "prise de Constantinople", une expression d'autant plus crédible qu'elle paraît une revanche de la prise réelle de Constantinople, le 29 mai 1453, par les Ottomans.
5) - "l'évacuation" : par les troupes allemandes.
6) - "influenza" : autre nom, plus scientifique et universel, de la grippe.
7) - "Tour sarrazine" : nom français du Bordj El Melouloub, une historique tour de gué construite avec les remparts par les Arabes au XII ème siècle pour protéger et surtout contrôler la ville berbère de Taza, récemment soumise aux Arabes. Elle était en 1915 très délabrée bien qu'elle ait été plusieurs fois restaurée.
8) - "Blockhaus Kappler" : fortin français, originellement dénommé "ouvrage sud", situé en montagne en avant-poste au sud de Taza, et à cette époque depuis peu dédié au Capitaine Kappler qui y mourut au combat à la tête de sa colonne de légionnaires le 10 août 1914 (ce que Paul s'abstient de préciser)... On trouve des détails sur les opérations menées par la Légion au cours de la guerre dans un opuscule daté de 1922, disponible sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6234064p/texteBrut ; ou sur un opuscule relatif aux actions du 8ème GACA, http://jeanluc.dron.free.fr/th/8eGACA.pdf
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire