Soldats du 2ème régiment du Génie travaillant à la voie de chemin de fer. http://dafina.net/ |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 20 Juillet 1915
Chérie,
Je réponds aujourd’hui seulement à tes lettres des 9 et 11 courant, car comme je te le disais sur ma carte d’hier j’étais excessivement occupé ces derniers temps. Samedi : convoi sur M’Conn (1), dans la nuit garde, et lundi notre section a formé l’escorte du Général Henry (2) que nous avons accompagné sur la route de Fez. Ce n’était donc point le Général Lyautey qui est venu, mais le Gal Henry, un homme relativement jeune et qui n’est resté que 24 hs ici.
Comme je te le disais déjà, notre Compagnie était de jour le 14 Juillet et j’étais de garde de mardi soir à mercredi soir 6 heures. Comme en France, il n’y a eu aucune fête le 14 (3): on a un peu mieux mangé et reçu des cigares ou des cigarettes - c’était tout. On a cependant eu la bonne idée de nous donner le repos le lendemain jeudi dernier, après le bain.
Un évènement historique s’est produit le 14 au matin. Lorsque nous étions sur la terrasse du Poste de Police, on entendait un faible coup de sifflet, venant de loin. Et un peu plus tard nous vîmes une petite locomotive avec deux petits wagons (4) arriver en bas au camp mobile où l’on construit la nouvelle gare. Samedi au convoi, en longeant la voie ferrée, nous avons pu nous rendre compte pourquoi ce petit convoi avait l’allure d’un convoi funèbre : le Génie qui construit le chemin de fer avait promis que le premier train arriverait à Taza le 14 Juillet. Comme la ligne n’était point terminée, le Génie avait posé les rails provisoirement, fixant légèrement les traverses de sorte que les petits wagonnets pouvaient avancer seulement avec beaucoup de précautions. Comme cependant c’est une ligne stratégique, les voyageurs pourront y voyager seulement avec l’autorisation de l’autorité militaire, et, jusqu’à nouvel ordre, sur des trains à marchandise, ce qui n’est guère plus commode qu’à dos de chameau.
J’ai lu l’histoire de la Hapag (5) et me rappelle fort bien sa maison de Hambourg ainsi que les velléités que j’avais, il y a quelques années, d’acheter des actions de cette société !
La médaille au ruban vert-blanc que tu as vue sur la poitrine de certains Marocains laisserait supposer que leurs porteurs étaient de simples soldats car la médaille commémorative du Maroc (dite médaille à Sisi) (6) est la moins appréciée, ayant été conférée à toutes les troupes présentes au Maroc pendant la campagne 1913-1914.
Penhoat m’a écrit aujourd’hui, il est toujours en bonne santé et t’envoie le bonjour. Pourquoi veux-tu que les troupes ne boivent pas de champagne ? D’une part, l’exportation n’est pas facile en ce moment car tous les pays souffrent de la guerre. Et d’autre part on a réellement besoin de temps à autre de se relever le moral en buvant un verre de vin ou même plusieurs, et le vin nous manque rudement ici, à nous autres à Taza !
La date de départ de notre colonne (Colonel Simon) (7) n’est toujours pas fixée et il est à espérer que les opérations seront remises jusqu’après les fortes chaleurs. Dans tous les cas, nous ne partirons pas demain puisque nous devons aller à Bou Ladjeraf en convoi !
J’ai bien trouvé dans la boîte à cigarettes les aiguilles, le fil et les cigares et t’en remercie. J’espère que l’autre paquet avec les 2 bouquins arrivera également en bon état. Quant à la guerre, ce sera certainement une question d’argent et j’ai perdu l’espoir de fêter avec toi le 16 Septembre (Guerre de 7 ans) (8). Je compte fermement être de retour le mois de Novembre/Décembre au plus tard, c.à.d. pour la Noël.
Il paraît donc que la Banque de France encaisse maintenant de l’or en abondance (9)!
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.
Paul
Le bonjour à Hélène.
Notes (François Beautier)
1) - "M'Conn" : officiellement Msoun.
2) - "Général Henry" : il s'agit du Général Henrys, ancien colonel du 2e Régiment de chasseurs d'Afrique, nommé général en 1913 et affecté par Lyautey au contrôle des tribus marocaines du Moyen-Atlas. Ce général s'illustra notamment à la mi-novembre 1914 en empêchant de justesse une victoire des rebelles Zayanes dans la région de Khénifra, à 100 kilomètres au sud de Meknès.
3) - "aucune fête le 14" : il était officiellement prévu que le 14 juillet 1915 ne serait pas fêté. Cependant ce jour fut choisi pour le transfert des cendres de Rouget de Lisle (auteur de La Marseillaise) aux Invalides, cérémonie qui suscita un énorme rassemblement populaire à Paris, de la Place de l'Étoile aux Invalides, et inspira un discours très émouvant du Président Raymond Poincaré présentant la France comme une victime innocente de la guerre.
4) - "petits wagons" : il s'agit d'un train de chemin de fer à voie étroite (60 centimètres).
5) - "la Hapag": Hamburg-Amerikanische Packetfarhrt Aktien-Gesellschaft (HAPAG), compagnie maritime allemande basée à Hambourg et exploitant plusieurs lignes transatlantiques à destination de l'Amérique. Cette société dirigée depuis 1886 par le pacifiste anglophile Albert Ballin fut dès août 1914 soudainement privée de clientèle. Puis elle fut pillée par le Reich qui réquisitionna pratiquement tous ses paquebots pour s'en servir de cargos, dont beaucoup furent coulés ou saisis par les Alliés. De ce fait, les actions de cette compagnie chutèrent rapidement très bas et l'entreprise, pourtant recapitalisée après le 9 novembre 1918 (chute du Reich et suicide de Ballin), disparut en 1921. Paul fait peut-être ici allusion à la saisie par l'Italie, en mai 1915, du paquebot Moltke qui était retenu depuis août 1914 dans un port italien.
6) - "médaille à Sisi" : médaille récompensant les soldats et civils ayant pris une quelconque part aux opérations militaires françaises sur tout le territoire marocain en 1913 et 1914. Les opérations de 1915 furent récompensées par la médaille coloniale avec agrafe "Maroc 1915". Trop largement distribuées, ces médailles avaient une faible valeur symbolique, ce qui leur devait le surnom de "médaille à six sous" (la valeur d'une médaille en chocolat), une expression que Paul entend de la bouche d'un autochtone ou d'un soldat imitant l'accent des Marocains et qu'il transcrit phonétiquement sous la forme de "médaille à Sisi", qu'il ne cherche ni à comprendre ni à expliquer, peut-être pour ne pas paraître "peu intégré" à un éventuel lecteur militaire.
7) - "Colonel Simon" : Henri Simon (1866-1956), d'origine alsacienne, s'était illustré à la tête de ses goumiers en 1912 en délivrant Marrakech dont les populations européennes avaient été prises en otages par les rebelles du sultan auto-proclamé Ahmed al-Hiba. Depuis 1913 il était affecté aux côtés de Mangin au service de renseignement du quartier général de Lyautey, notamment pour le contrôle des tribus "indigènes" du Maroc oriental. C'est à ce titre qu'il conduit la colonne mobile (dite "colonne Simon") dont Paul rapporte le départ annoncé en juillet 1915. Plus tard dans l'année, promu général, le colonel Simon devînt membre du Comité des Affaires berbères tout juste institué à Rabat. A partir d'avril 1917 il fut affecté au front en métropole. Il s'illustra encore une fois en juillet 1923 comme chef de la tête de pont des troupes d'occupation française de Düsseldorf (Rhénanie allemande).
8) - "Guerre de 7 ans" : allusion au septième anniversaire du mariage de Marthe et Paul, le 16 septembre 1908, et à la Guerre de Sept ans (1756-1763), un conflit qui sera dès 1916 souvent comparé à la guerre mondiale en cours parce qu’il s'est déroulé sur une longue durée et sur de nombreux théâtres d’opérations (Europe, Amérique du Nord, Inde…) et s'est traduit par un rééquilibrage majeur des puissances européennes. Paul reviendra sur sa perception de sa propre vie maritale et de la Guerre de 7 ans en septembre 1915.
9) - "de l'or en abondance" : effectivement, la campagne nationale d'achat (contre des billets et un certificat) par la Banque de France des métaux précieux détenus par les particuliers, lancée par voie de presse et d'affiches le 2 juillet 1915 obtînt immédiatement un énorme succès, d'autant plus surprenant que le cours forcé officiel de l'or était très inférieur à celui du marché. Cette expérience conduisit le gouvernement à lancer en novembre 1915 le premier emprunt de la Défense nationale sous le slogan célèbre et les affiches "Pour la France, versez votre or !". Trois autres emprunts suivront jusqu'en 1918. Cet or était destiné à garantir la valeur du franc, donc à permettre des emprunts à l'étranger et à rassurer les fournisseurs français et étrangers sur la capacité de paiement de l'État.
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