Criquet migrateur |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 21 Juillet 1915
Chérie,
Nous voilà fixés sur le jour de départ de notre colonne : c’est Dimanche prochain, 25 courant, et si tout marche à peu près bien, nous ne resterons qu’une huitaine de jours dehors. Il est cependant à remarquer qu’habituellement on reste plus longtemps que le délai prévu. Je pense que je pourrai t’envoyer de temps en temps des cartes postales, c.à.d. lorsque nous resterons dans un poste ; mais de toutes façons ne te fais pas de mauvais sang si pendant la semaine prochaine ma correspondance est rare.
Nous avons été aujourd’hui à Bou Ladjéraf par une chaleur épouvantable. Tu ne peux pas te faire une idée de cette atmosphère : Le sol est grillé par le soleil ; des nuages de millions et de millions de sauterelles (1) s’abattent sur le peu de verdure qui reste, notamment les palmiers, le laurier-rose et les oliviers. Elles sont longues comme le doigt, et lorsqu’on voit un groupe, un bouquet de palmiers de loin, on croit qu’il y a des fleurs. Ce n’est qu’en s’approchant qu’on voit les sauterelles qui restent toujours ensemble et s’avancent par nuages. Il faisait si chaud aujourd’hui qu’on pouvait à peine toucher les parties métalliques du fusil et on s’étonne, une fois rentré, comment on a pu grimper tous ces mamelons à une chaleur de 45 à 50° ! Enfin, j’espère que nous partirons en colonne avec un sac bien allégé de façon à ce que cela ne soit pas trop pénible.
Je suis content que le petit sac te plaise. Sais-tu que ce sont les hommes qui le portent ici ? Presque tous les Officiers & Sous-Officiers des troupes indigènes (Spahis et Goum) portent un sac de ce genre dans leur bournus (2). Ils ont aussi souvent des ceintures ou des selles en cuir coloré et portent avec cela un formidable chapeau d’une paille très fine et légère (genre Panama) haut de 30 à 40 cm et avec un bord d’une largeur invraisemblable. Les tenues de ces officiers notamment sont bien plus pittoresques et même élégantes que celles des Officiers européens.
Hier nous avons eu un formidable sirocco, chaud et plein de poussière de sorte qu’on était fort peu à l’aise dehors sur la route où nous avons travaillé. Aujourd’hui le temps est orageux, on entend gronder le tonnerre, mais aucune pluie ne veut tomber et il paraît que cela restera comme cela jusqu’au mois de Septembre !
Je trouve tout de même fort injuste l’histoire ou plutôt la campagne de Mr. Béranger (3) et je suis persuadé qu’il y a là des dessous que nous connaîtrons peut-être après la guerre, mais pas avant. Et bien des choses nous apparaîtront alors sous une autre lumière ... (4) Je me fais pour le moment peu de soucis pour l’avenir, voulant laisser passer d’abord l’orage du présent avant d’envisager quoi que ce soit. Tout cela s’arrangera certainement beaucoup plus facilement qu’on ne croit en ce moment.
Je note notre compte chez Mme Robin et que tu penses pouvoir t’arranger de payer les autres termes au fur et à mesure sans vendre de titres. Je t’ai déjà donné mon avis à ce sujet et te prie de nouveau de ne pas trop te priver. Si tu arrives à t’en tirer à peu près, ce sera bien joli et je serai le premier à t’en féliciter. Ceci d’autant plus que j’ai été peut-être quelquefois injuste vis à vis de toi sous ce rapport. On réfléchit tout de même sur ces choses-là quand on est, comme moi, dans un état quasi primitif.
Je te joins une lettre de l’Ameublement Général (5) à laquelle il n’y a bien entendu rien à répondre ni à payer avant la fin de la guerre. Tu te rappelles que cette maison m’avait déjà écrit une première fois lorsque j’étais à Bayonne et la présente lettre a fait du chemin avant de me parvenir.
Comment vont les enfants ? Est-ce que Georges parle quelquefois de moi ?
Mes meilleures caresses pour eux et pour toi un bon baiser.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "sauterelles" : en fait criquets migrateurs.
2) - "bournus" : en réalité burnous, long manteau de laine avec capuche triangulaire. Paul a peut-être retranscrit phonétiquement le mot arabe localement prononcé "bournous".
3) - "Béranger" : Henry Bérenger. Paul a déjà parlé en mars et avril 1915 de cette campagne du sénateur Bérenger exigeant de renvoyer de la Légion les "ressortissants ennemis", donc les Allemands, dont Paul lui-même, qui constate sereinement que la Légion en perdrait une part trop importante de ses effectifs.
4) - "une autre lumière" : la rumeur disait à l'époque qu'il s'agissait de réduire le nombre des "embusqués" étrangers (dont des "ressortissants ennemis") affectés à des postes non-combattants dans les services d'arrière des armées, dont la Légion, notamment en métropole.
5) - "l'Ameublement général": entreprise commerciale de vente de mobilier d’ameublement. Les Gusdorf avaient vraisemblablement versé un acompte pour une commande de meubles qui n’avait pas été livrée du fait de la guerre, ou avait été bloquée du fait du séquestre. Paul expliquera à Marthe en février 1916 que cet acompte rapportera un intérêt qu'il encaissera à la fin de la guerre.
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