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Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 25 Juillet 1915
Ma chérie,
Je viens de recevoir ta lettre du 14 et te confirme ma carte par laquelle je t’accusais réception de ton dernier colis. Tout est arrivé en excellent état, grâce à l’emballage en toile. Le chocolat, le thon et le saucisson partiront demain matin dans mon sac, direction de Macknassa et Ain Kletta (1). Le tube d’alcool de menthe est trop cher pour 75 cs. Un flacon d’alcool de menthe Ricqlès qui contient au moins 12 à 15 fois la quantité du tube se paie ici 3 Frs. et doit coûter là-bas peut-être 30 sous ! Le savon Sunlight est comme toujours le bienvenu. Merci de tout cela ! Je viens de terminer la lecture de “J’accuse” qui m’a beaucoup intéressé jusqu’au dernier mot. L’auteur doit être un rédacteur ou journaliste (2), docteur juris, et peut-être un des membres du Reichstag. Le style m’a rappelé souvent certains articles parus autrefois dans la Gazette de Francfort (3). Je vais donner ce bouquin à quelques camarades, mais je le rapporterai bien entendu si je ne le renvoie pas après la colonne. Quant au “livre jaune” je le lirai en rentrant de la colonne.
J’avais cru en effet à une légère exagération de la part des journaux en lisant les descriptions de la foule faisant queue aux guichets de la Banque de France pour apporter leur or contre un reçu qu’ils ont donné de l’or pour du papier. (Cela a donc changé depuis 1813 (4) où le fer remplaçait le papier.) As-tu aussi reçu un certificat de ce genre ?
J’ai oublié de te dire que les Marocains avaient richement décoré leurs boutiques à l’occasion du 14 Juillet. Si l’on voyait les drapeaux seulement sur les baraques et tentes officielles, les rues du village étaient pleines de mouchoirs et châles en soie de toutes les couleurs. Et j’ai vu pour la première fois une femme européenne promenant une jolie toilette à Taza ; c’était la femme d’un officier des Territoriaux qui avait osé faire le déplacement avec 2 grands enfants ! Il est vrai que les Officiers ont chacun une tente ou même souvent une baraque à eux, mais d’une façon générale il ne leur est pas permis de recevoir leur famille chez eux.
Ton changement en ce qui concerne tes vues politiques est en effet radical (5), je dirais presque plus complet que le mien, ou surtout que chez moi il est venu peu à peu, alors que chez toi il s’est fait tout d’un coup. Et te souviens-tu de toutes les dissensions que nous avons eues à ce sujet jusqu’en 1914 ?
J’aurais bien voulu que nous ayons un peu de pluie ici, mais en dehors du sirocco qui amène des nuages de poussière et des vagues de chaleur, nous n’avons ici que le soleil de Taza, autrement chaud que le soleil d’Austerlitz (6)! Nous allons partir demain matin à 3 hs et il paraît que nous resterons demain soir derrière Macknassa d’où nous repartirons mardi matin probablement. D’après les prévisions, nous ne resterons que 10 à 12 jours dehors, c.à.d. nous reviendrons ici vers le 5/6 Août. Pendant ce dernier temps, nous avons si souvent travaillé à la route - un travail fort pénible - que je suis même content de sortir un petit peu en villégiature.
J’ai préparé quelques cartes postales que je vais tâcher de t’expédier en route, mais je ne suis pas bien sûr si cela est possible. Ne te fais donc surtout pas du mauvais sang si tu restes quelque temps sans mes nouvelles.
D’après les journaux suisses qui circulent de temps à autre ici, il paraîtrait qu’il y a des pourparlers de paix, entamés entre l’Allemagne et la Russie (7). Je ne sais pas s’il y a du vrai dans ces bruits, mais on est généralement d’avis que les hostilités doivent bientôt toucher à leur fin. Si seulement le 16 Septembre (8) nous pouvions faire une promenade en Auvergne ou au bord de l’Océan pour réfléchir sur la route parcourue en 7 ans. Te rappelles-tu le dîner chez Guillaume (9) à Bayonne l’année dernière ? A propos des anniversaires, je te retourne ci-inclus plusieurs coupures du Journal.
Je vais faire mon sac pour pouvoir aller ce soir au concert et être prêt demain à la première heure.
A bientôt donc ! Meilleures caresses pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "Macknassa et Aïn Kletta" : officiellement Mecknassa, avec deux points fortifiés et Aïn Kletta avec un autre point fort. Ces postes ont été établis par la Légion près des villages du même nom, pour contrôler la tribu rebelle des Beni Krakra, sur la route reliant Fès à Taza par le nord de l’oued Innaouen, à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Taza.
2) - "journaliste" : l'auteur du "J'accuse", Richard Grelling, dont le nom et l'identité furent révélés après la dernière réédition en 1919, était effectivement un journaliste pacifiste allemand réfugié en Suisse depuis 1915.
3) - "Gazette de Francfort" : revue bimensuelle francophone éditée à Francfort depuis la fin du XVIIe siècle. Pendant la Grande guerre, cette gazette servit avec d'autres à contredire les accusations anti-allemandes de la presse française et fut distribuée aux populations civiles des zones francophones occupées par le Reich en Belgique et en France.
4) - "1813" : allusion au financement de la sixième coalition contre Napoléon 1er par l'émission de monnaies nationales à base de cuivre, échangées à cours forcé contre l'or des populations, auxquelles on faisait valoir que la France finançait sa "Campagne de Saxe" en vendant des pièces de fer de valeur réelle très inférieure.
5) - "radical" : il semble que Marthe, originellement anglophobe et simplement critique face à l'Allemagne, ait rejoint Paul (du moins le suggère-t-il ici) dans sa germanophobie et son anglophilie.
6) - "soleil d'Austerlitz" : allusion optimiste à l'éclatante victoire de la France (Napoléon 1er) du 2 décembre 1805 face aux armées des empereurs d'Autriche et de Russie.
7) - "Russie" : des rumeurs de pourparlers de paix, avivées par le recul des Russes face à l'Allemagne, circulent en effet au début de l'été 1915, notamment dans les milieux pacifistes et/ou féministes. Le 28 juillet , trois jours après l'envoi de cette lettre par Paul, le pape Benoît XV lança - vainement - une invitation générale à des négociations de paix.
8) - "16 septembre" : anniversaire du mariage de Marthe et Paul.
9) - "Guillaume à Bayonne" : s'il s'agit d'un restaurant, il n'a pas laissé de trace dans l'histoire, même sous l'autre nom que lui donnera Paul plus tard.
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