Myriam Harry en 1904 |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 13 Juillet 1915
Ma chérie,
J’ai en main les lignes du 2 courant ; d’après ce que je comprends de ta correspondance, il doit arriver de temps à autre qu’une de mes lettres soit égarée en route ce qui, somme toute, n’est pas étonnant si l’on considère les innombrables transbordements auxquels le courrier est soumis depuis Taza jusqu’à Bordeaux. J’ai également bien reçu la jolie petite lettre de Suzette dont l’écriture est bien lisible. Seulement on voit bien que les phrases lui sont dictées, mais enfin, c’est bien à cet âge là, et comme moi par exemple je suis allé en classe à l’âge de 6 ans seulement, je ne crois pas que j’écrivais aussi bien en Août 1888 (1)!
Je voudrais bien observer la croissance des enfants, et notamment des 2 aînés, car, comme tu le sais, le premier âge ne m’intéresse guère, d’autant plus que j’ai pu l’observer chez Suzanne et Georges qui, tous deux, n’étaient point commodes jusqu’à l’âge de 2 ans ! Mais les premières études de Suzanne et la façon dont Georges suit et observe les progrès de sa soeur.
Pour comble de malheur, notre Compagnie est de jour demain, c.à.d. elle doit assurer le service à Taza et il est aussi infiniment probable que je passerai cette nuit et la journée de demain à un poste de garde quelconque aux murs de la ville. Comme après les coups de sirocco d’hier il fait de nouveau une chaleur épouvantable, cette perspective n’a rien d’agréable... Enfin, c’est le service.
La belle poésie de “Guillaume sera Dieu” (2) est très profonde ! Je lis du reste assez ces derniers temps, en dehors des Journaux que tu m’envoies. Je viens de finir “l’Histoire d’un Fils de Roi” d’Abel Hermant (3) que nous avons lu dans le temps dans le Journal. Lue comme livre, l’histoire paraît beaucoup plus fine et spirituelle. Actuellement je lis une jolie histoire d’Extrême Orient, “l’Ile de la Volupté” (4). Ce sont quelques volumes qui circulent à la Compagnie et on en profite naturellement avec d’autant plus d’empressement que la vie ici finit complètement par m’abrutir. Il paraît qu’au courant du mois d’Août notre Compagnie descendra un peu en arrière, pour prendre quelque repos, c.à.d. probablement à un petit poste situé entre Taza et Oujda et vraisemblablement à Bou Ladjeraf, Oued Aghbal, M’Conn ou Taourirt (5). Mais il y aura une autre sortie avant le départ, c.à.d. une autre colonne du côté de la frontière espagnole (6). Cette sortie pourra bien se faire d’ici très peu de temps et dans ce cas tu t’apercevras d’une petite interruption dans ma correspondance.
Je n’ai plus eu d’autres nouvelles ni de Mr Penhoat ni de Plantain; pourvu qu’il ne leur soit rien arrivé de grave sur le front ! Car Plantain ne m’a plus écrit depuis fort longtemps et il est assez exposé malgré son poste de téléphoniste.
Je lirai avec intérêt le livre jaune français (7) et le fameux “J’accuse” que je te retournerai probablement avec les deux caleçons de laine. Car je ne puis toujours pas croire à une deuxième campagne d’hiver. Songe qu’à la France seule la guerre coûte environ 2 milliards par mois (8), alors l’Allemagne doit bien en dépenser 3 à 4 au moins. Où sommes-nous des 5 milliards de 1871 (9) qui non seulement ont couvert les dépenses, mais encore laissé un bon petit bénéfice.
L’histoire des socialistes pourra en outre devenir gênante pour le gouvernement bien que, jusqu’ici, le mouvement me paraît bien modeste. D’autre part le retour de Neuvjelos (10) au pouvoir entraînera très probablement l’entrée en lice de la Grèce, malgré les attaches allemandes de la famille royale.
Donc, toujours patience ; il n’y a que cela à se répéter tous les jours.
Mes meilleures caresses pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Août 1888" : Paul, né le 3 avril 1882, avait en août 1888 l'âge de Suzanne, née le 1er juillet 1909, à la date de cette lettre.
2) - "Guillaume sera Dieu" : la fin de ce texte dit "Puis nous annexerons le firmament./ Alors Guillaume sera Dieu ; /Nous accepterons aussi l'enfer /Où Bismarck est déjà le diable ! ". Il s'agit d'un pamphlet satirique prétendument attribué à "un sous-officier du Schleswig, qui en fut condamné à 4 mois de prison, diffusé par la presse française en juin 1915. Ce texte fut cité en 1918 par Lucien Graux dans son étude “Les fausses nouvelles de la Grande guerre” (2 tomes, Édition française illustrée).
3) - "L'histoire d'un fils de roi" : feuilleton de Abel Hermant réuni en un livre chez Arthème Fayard en 1915.
4) - “L’île de volupté” : roman signé par Myriam Harry, pseudonyme de Maria Rosette Shapira (1869-1958), première lauréate du prix Femina en 1905 (dit alors prix "Vie Heureuse"). “L’île de la volupté” parut d'abord en feuilleton puis fut publié en livre chez Arthème Fayard jusqu'en 1949. Née à Jérusalem, son père, compromis dans une affaire de faux, se suicida; la tragédie marqua douloureusement cette famille. Marie Rosetta mena une vie libre et aventureuse et écrivit de nombreux ouvrages marqués par l'orientalisme.
5) - "Taourirt" : Paul a déjà séjourné dans ces différents postes de la Légion et les a signalés à Marthe.
6) - "frontière espagnole" : la limite entre les protectorats espagnol et français sur le Maroc se situait à environ 80 km. au nord de Taza, sur le revers méridional de la zone montagneuse du Rif où se réfugiaient les "rebelles" (nationalistes) opposés à la colonisation française.
7) - "Livre jaune" : recueil de documents diplomatiques français et allemands, établi en décembre 1914 par Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d'Orsay, puis édité en juillet 1915 par la Librairie militaire Berger-Levrault à Paris et Nancy sous le titre "Documents diplomatiques ; 1914 ; La guerre européenne". Cet ouvrage de propagande, conçu pour démontrer la culpabilité de l'Allemagne, au prix de déformations, ajouts et omissions, ne fut dénoncé comme faux qu'après la signature du Traité de Versailles qui s'en inspira pour déclarer dans son article 231 l'Allemagne et ses alliés seuls responsables du déclenchement de la guerre.
8) - "2 milliards par mois" : cette estimation d'époque pour la France équivalait à près des 2/3 du produit intérieur brut mensuel. Elle fut multipliée par près de 2 lors du Traité de Versailles.
9) - "1871" : le traité de Francfort obligea la France, responsable de la guerre franco-prussienne de 1870 et vaincue, à verser en 3 ans 5 milliards de francs-or (soit 20% du produit intérieur brut annuel) et à céder l'Alsace-Lorraine.
10) - "Neuvjelos" : Paul écrit phonétiquement le nom du Premier ministre grec Elefthérios Venizélos, qu'il s'impatiente de voir revenir au pouvoir (dont il a été chassé par le roi en mars 1915) puisqu'il propose une politique d'entrée en guerre aux côtés des Alliés avec l'espoir que la Turquie sera battue et devra céder et restituer des territoires à son pays. Or, le roi de Grèce Constantin 1er, qui souhaite au contraire une alliance avec son beau-frère l'empereur d'Allemagne Guillaume II, ne le rappelle que sous la crainte d'un coup d'État militaire, le 23/8/15, et le chasse dès le 7/10/15 (après que le gouvernement ait autorisé les Alliés, en difficulté aux Dardanelles, à se replier sur Salonique). Il faudra attendre l'exil du roi en juin 1917 pour que la Grèce rejoigne la Triple Alliance.
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