Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Djebla, les 24/25 Septembre 1915
(Maroc Oriental)
Ma chérie,
Je te confirme ma carte d’hier qui t’annonce l’arrivée de ta lettre du 15. Je suis quelque peu étonné que tu n’aies pas encore reçu mes lignes t’informant de notre départ pour Djebla, vu que nous y serons bientôt 3 semaines ! Un journaliste reporter de la “Petite Gironde” (1) est venu nous voir l’autre jour, prenant des photographies du camp en construction ; je serais curieux de savoir si, dans sa description de Djebla, il mentionne aussi les deux principaux attraits : le sirocco et les millions de milliards de mouches. Bon Dieu - si tu existes vraiment - sais-tu seulement qu’il existe tant de mouches ici-bas ?
Les mots des enfants n’étaient point contenus dans ta lettre ; je suppose que Georges écrit déjà aussi bien que Suzette il y a 2 ans ? Les méthodes d’enseignement en usage en France m’intéressent beaucoup et j’aurais suivi avec plaisir les études de notre aîné si l’impitoyable sort n’en avait pas décidé autrement. Ta propre opinion au sujet desdites méthodes a aussi radicalement changé !!! Certes, le mot du jour, “PATIENCE” est surtout propagé par les journaux et cela se comprend fort bien vu que la patience n’a jamais été aussi indispensable qu’actuellement. Mais il est aussi certain que 99,90% de tous les intéressés souhaitent ardemment la fin de cette guerre et cherchent même une occasion pour le confier à leurs semblables. Nous autres ici (et notamment les engagés pour la durée de la guerre) ne vivons presque que de l’espoir que la paix est plus proche qu’on ne le pense généralement. Si j’ai gardé mon optimisme ? Sur l’issue de la guerre, Oui ! Pour ce qui concerne le reste, je suis de plus en plus sujet aux impressions changeantes du jour. Nous parlerons de tout cela de vive voix, mais crois-moi qu’il faut avoir un rude courage pour supporter un changement de vie tel que je l’ai subi. Surtout lorsqu’on ignorait tout de la vie militaire et qu’on croyait qu’un objet noir restait bel et bien noir même si un gradé prétendait qu’il était blanc ! Quelqu’un qui a fait ses 15 ans de service a réellement gagné sa retraite et je suppose même que très souvent le bénéficiaire n’en jouit pas longtemps ! On comprend aussi fort bien pourquoi les idées socialistes prennent toujours plus d’extension, mais on doit reconnaître d’un autre côté que la discipline est indispensable à l’organisme militaire (2). Celui-ci est d’autant plus compliqué à la Légion que la nationalité, la provenance, la situation sociale et l’âge des militaires sont beaucoup plus variés que dans un corps régulier. Au surplus la majorité des Allemands engagés à la Légion ne s’assimilent pas et gardent cet espèce de “Deutschland über alles” (3) inculqué par l’école, tout en reniant leur pays par le fait même de leur engagement. En somme, je crois que la Légion aura vécu, après la guerre, et que les Allemands n’y seront plus reçus. L’auteur de la loi de sursis ne doit pas être identique avec son homonyme Henri Béranger (4), auteur de la loi sur les légionnaires. Cette dernière revient du reste à la surface ou plutôt sur le tapis et il n’est pas impossible qu’elle sera appliquée prochainement.
Baboureau m’écrit une longue lettre m’apprenant qu’il est mieux portant que jamais. Il manie aussi plus souvent la pelle et la pioche que le fusil et exprime l’espoir que ce sera terminé pour la fin de l’année. S’il pouvait avoir seulement raison.
Tendrement à toi
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "Petite Gironde" : journal "républicain régional" fondé en 1870, édité à Bordeaux, tirant à 325 000 exemplaires en 1914, renommé pour ses nombreuses photographies et ses articles d'écrivains connus, par exemple Paul Margueritte, membre de l'Académie Goncourt, que Marthe appréciait sans doute puisqu'il prônait l'égalité des femmes.
2) - "l'organisme militaire" : Paul sait que son courrier peut être lu par d'autres que Marthe, ce qui justifie sa prudence : après avoir dit sa compréhension de l'expansion du socialisme (en fait, du marxisme), il reconnaît la discipline indispensable à l'armée...
3) - "Deutschland über alles" : "l'Allemagne au-dessus de tout", dont Paul fait le symbole du nationalisme viscéral des Allemands même engagés dans la Légion étrangère française.
4) - "Henri Bérenger" : l'auteur de la loi sur le sursis à l'exécution des peines du 26 mars 1891 est le sénateur de la Drôme et ancien ministre des travaux publics René Bérenger (1875-1915). Henry Bérenger (1857-1952), sénateur de la Guadeloupe et membre de la Commission sénatoriale des Armées, avait déposé en février 1915 une proposition de loi visant à supprimer les engagements contractés dans la Légion depuis le 1er août 1914 par des étrangers ressortissants des pays en guerre contre la France et ses alliés. Cette loi ne fut pas votée et, contrairement à ce que pronostiquait Paul, la Légion survécut à la Grande guerre (et à la Seconde guerre mondiale) : elle existe toujours...
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