Bat d'AF 1915, Steinlen (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b105107180) |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Bou Ladjeraf, le 6 Septembre 1915
Chérie,
J’ai reçu hier soir tes lignes du 26 Août et comme nous allons partir demain matin pour Djebla, tu n’as pu m’adresser aucune lettre à Bou Ladjeraf tant que j’étais dans ce poste, c.à.d. pendant 3 semaines. Ta prochaine lettre viendra sans doute à B.L. (1) au lieu de Taza, mais comme déjà dit dans ma lettre d’avant-hier le courrier sera réexpédié d’ici, d’autant plus qu’il devra toujours passer par B.L. On dit que nous allons construire un nouveau camp avec blockhaus à Djebla et que nous y resterons avec une Compagnie de Bat d’Af (2). Ce qu’il y a de certain, c’est que la 24° Compagnie n’est jamais restée longtemps à un poste, du moins pas à un bon ; on nous avait parlé de 3 mois à passer ici, et c’est juste 3 semaines que nous restons ! Comme nous allons encore camper sous la petite guitoune (3) jusqu’à terminaison du nouveau poste, ma correspondance sera forcément bien maigre et se bornera les premiers jours à quelques cartes postales. Ne t’inquiète donc pas pendant les prochains 10/15 jours. Ce qui m’embête beaucoup dans cette vie de nomade, c’est qu’il m’est impossible de mettre toutes mes affaires dans et sur le sac. S’il est bon d’avoir du linge etc. privé, ces affaires deviennent encombrantes lorsqu’on déménage. J’aurais bien voulu te renvoyer le livre “J’accuse”, mais on ne me l’a rendu qu’aujourd’hui de sorte que je devrai le traîner demain ! Je le renverrai cependant le plus tôt possible, et te prie entretemps de ne plus m’expédier d’autres brochures ou livres que le “Journal” exclusivement. Il m’est déjà assez pénible de détruire les lettres que je reçois, combien de plus alors des objets qui peuvent encore servir.
Mr. Plantain n’est certainement pas resté plus de 1 à 2 jours à Bordeaux, temps pendant lequel il n’aura guère quitté l’usine et sa maison. Je suis persuadé que son beau-frère (4), s’il rentre prochainement à Bordeaux, ne manquera pas de pousser jusque chez nous pour te dire bonjour, ne fût-ce qu’en passant.
Que dire de ces carnets de route allemands (5)? Plus on s’enfonce dans les détails de cette guerre, plus elle paraît horrible et moins on en comprend les raisons. Il serait, certes, à souhaiter que tous les neutres entrent en ligne, mais comme chacun craint pour sa peau, comme les moyens d’action ne sont pas non plus partout ce qu’on croit, les hésitations sont bien compréhensibles.
Inutile de te dire combien j’ai hâte de rentrer et de quitter enfin cette vie de bohème et de nomade. C’est moins le besoin ou le désir de repos, mais la stérilité des efforts qu’on est forcé de faire ici qui me fait ouvrir tous les jours le journal pour chercher si rien ne se dessine. Et des millions d’autres se trouvent exactement dans le même cas.
Les enfants auront certes beaucoup changé lorsque je les reverrai. Et si je songe que le 16 courant (6) il y aura exactement 7 ans que nous sommes mariés (un an depuis que nous avons dîné chez Guillot à Bayonne) (7) je constate avec mélancolie que les jours se suivent sans se ressembler beaucoup. Nous n’avons pourtant pas été malheureux dans ces 7 ans (la guerre de 7 ans a duré de 1756 à 1763 (8)) et si c’était à recommencer, je n’hésiterais certes pas, même (!!) après l’expérience faite. Il est malheureux que l’autorité militaire n’autorise pas les poilus à fêter un jour pareil dans leur foyer. Je penserai cependant beaucoup le 16 aux évènements qui se sont déroulés 7 ans avant et qui, sans être aussi graves, ont tout de même eu comme conséquence de faire couler du sang innocent (9).
Mes meilleurs baisers pour tous et un particulièrement long pour toi.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "B.L." : Bou Ladjeraf. Paul est envoyé plus à l'est, à Djebla, pour rejoindre la colonne Simon.
2) - "Bat.d'Af." : des Bataillons d'Afrique, officiellement dénommés Bataillons d'infanterie légère d'Afrique, dits aussi Bataillons de chasseurs légers de l'Armée d'Afrique. Ces formations recrutaient surtout des jeunes au casier judiciaire chargé et des soldats réputés indisciplinés. Ils avaient la réputation d'être "disciplinaires" alors qu'ils ne l'étaient pas au sens strict. Deux des cinq grands Bataillons d'Afrique participèrent à la "pacification du Maroc" à partir de 1912 et furent dissouts en 1927, à la fin de la "Guerre du Rif".
3) - "petite guitoune" : petite tente de campagne, pour 1 ou 2 hommes. Son nom viendrait de l'arabe "gitun". La grande tente est dite "marabout". A la Légion, la "petite guitoune" est surnommée "guignole", ce même mot désignant une femme (à soldats).
4) - "beau-frère" : Georges Laforcade.
5) - "carnets de route allemands" : la presse des Alliés a publié de nombreux faux carnets de soldats (de guerre, de campagne, de route) pour servir de "preuves" soit aux atrocités commises par le Reich, soit au découragement, à l'impéritie, au manque de moyens de son armée. Ce n'était là qu'une petite partie de la "guerre de propagande" et du "bourrage de crâne".
6) - "16 courant" : le 16 septembre est la date anniversaire du mariage de Marthe et Paul.
7) - "Guillot à Bayonne" : dans sa lettre du 25 juillet précédent, Paul parlait de "Guillaume à Bayonne" pour rappeler la soirée passée au restaurant avec Marthe pour leur sixième anniversaire de mariage.
8) - "1756-1763" : le thème de la "Guerre de Sept ans" (métaphore pour leur mariage célébré en septembre 1908) et ces dates (exactes) ont déjà été évoqués par Paul dans sa lettre du 9 juillet précédent.
9) - "du sang innocent" : Paul évoque ainsi sa nuit de noces...
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