Meridja supérieur - Tracé d'une piste (http://www.unjouren14.fr/photos/pays/Maroc?page=1) |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Bou Ladjeraf, le 4 Septembre 1915
Ma chérie,
Je viens de recevoir ta lettre du 22 Août. Moi aussi, j’ai beaucoup pensé au 21 Août 1914, jour où j’ai signé un engagement dans la Légion (1), et si je vois combien l’avenir reste indécis, combien au contraire le présent est dur, je n’arrive parfois pas aux conclusions rassurantes que tu exprimes dans ta lettre. Pas que je crains l’avenir - car mon optimisme reste aussi intact que les armées russes (2) (qui ne cessent pas du reste de se replier) ; mais ce qui pèse surtout sur moi, c’est l’incertitude du lendemain immédiat. Ici on ne sait même pas où l’on sera le soir lorsqu’on se lève le matin. Voici moins de 15 jours que nous sommes à Bou Ladjeraf, venus pour nous “reposer” pendant 3 semaines. Mais depuis 8 jours déjà on parlait que nous allions rejoindre la colonne Simon qui opère actuellement dans l’Oriental (3). Et tout d’un coup on nous annonce hier soir que nous allons partir demain, vendredi, pour construire un nouveau blockhaus à quelques kilomètres d’ici à Djebla dans les montagnes. On devrait même rester là-bas, du moins un peloton de la Compagnie. Aujourd’hui cependant on ne nous a pas donné l’ordre de préparer le départ ; le Capitaine aurait réclamé auprès du Commandant à Taza, invoquant que la 24° a fait toutes les Colonnes depuis 2 ans, et on attend la réponse ... Ce serait dommage de partir maintenant, car, comme déjà dit, le service est agréable ici.
Que ferions-nous si nous étions actuellement en pays neutre ? Non, il valait dans tous les cas mieux prendre nettement position dès le début et se ranger d’un côté ou de l’autre. Maintenant qu’on est dans l’engrenage, il n’y a qu’à aller jusqu’au bout et c’est ce que nous allons faire. Si je ne t’ai pas consultée en Août 1914 (4), cela provenait d’abord de la difficulté des communications avec l’Espagne (5). Enfin, j’aurais certainement rencontré beaucoup de résistance de ton côté et je savais pourtant que tu n’étais pas encore dégagée des sentiments qu’on t’avait inculqués à l’école (6). Par contre je n’ai point pensé que tu serais en danger à Bordeaux ; isolée oui, mais sans avoir rien à craindre.
Le temps commence à changer ici. Le sirocco siffle furieusement et le soleil tape seulement bien de 10 à 16 hs. Les nuits sont froides et les matins frais. Hier, j’étais toute la journée au Petit Poste des Ravines (direction de Taza) . L’air était si pur et le temps si clair qu’on voyait comme tout près la ville dite mystérieuse (7) sur sa colline couverte d’oliviers et avec ses 5 tours de mosquées. Le terrain autour de Bou Ladjeraf est complètement nu, sauf le long du cours de l’Oued qui coule entre des roseaux et des lauriers roses. Sur les montagnes et les mamelons rien que du palmina. Mais il y a une foule d’oiseaux ici : Des cigognes innombrables, des charognards (Lammergeier) (8) et autres oiseaux de proie, enfin des alouettes, des hirondelles et d’innombrables corbeaux d’une taille presque effrayante.
Aux légionnaires d’origine allemande, autrichienne ou turque, on vient de biffer dans leur livret la mention ”Campagne contre l’Allemagne” pour la remplacer par les opérations militaires au Maroc (9).
Les journaux en retard sont arrivés hier jusqu’au 22 inclus, merci ! Continue dans tous les cas à m’écrire à Bou Ladjeraf d’où, le cas échéant, les lettres suivront.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "dans la Légion" : il semble que Paul ne garde pas un souvenir très précis de la décision - qu'il prit seul - de s'engager dans la Légion. En effet, son courrier en mentionne trois dates : celle du 21 août 1914 dans cette lettre du 4 septembre 1915, celle du 22 dans sa lettre du 21 mars 1915 (laquelle indiquait la mention de cette date dans son livret militaire comme celle du début de sa participation à la campagne militaire contre l'Allemagne), enfin celle du 23 dans sa lettre du 13 septembre 1915...
2) - "les armées russes" : depuis mai 1915, l'armée russe recule devant l'armée allemande, se retirant de Pologne. Le 25 août 1915, la ville de Brest-Litovsk est prise par les Allemands, qui poursuivent leur progression vers l'est en septembre. Cette retraite conduisit l'Empereur Nicolas II à prendre personnellement le commandement de ses armées le 21 août 1915.
3) - "l'Oriental" : le Maroc Oriental, où la rébellion n'est pas éteinte.
4) - "en août 1914" : Paul revient sur la décision qu'il prit seul de s'engager dans la Légion.
5) - "avec l'Espagne" : aux premiers bruits de guerre, Paul, craignant pour leur sécurité, avait envoyé Marthe et les enfants en Espagne.
6) - "sentiments... à l'école": Marthe au début de la guerre nourrissait encore l'amour de sa patrie inculqué dans l'enfance.
7) - "la ville dite mystérieuse" : il s'agit vraisemblablement de la casbah (vieille forteresse arabe enfermant le cœur ancien de la cité) de Taza. Les soldats de l'armée française n'ont pas le droit d'y entrer : ils n'en connaissent que les contours et profils et la disent "mystérieuse".
7) - "Lammergeier" : le gypaète barbu, un rapace.
8) - "au Maroc" : le carnet militaire de Paul est donc lui-aussi raturé. Cette rectification est la suite logique de la décision de la France de se conformer à la Convention internationale de la Haye du 18 octobre 1907 reconnue par la France en 1910, interdisant d'affecter un soldat "ressortissant ennemi" au combat contre ses concitoyens. Paul ne commente pas cette nouvelle définition de son engagement, qui le déçut probablement puisque de combattant d'une démocratie menacée par une dictature il devenait agent de la domination coloniale du peuple marocain par la France.
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