U 20 en mer |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Djebla le 21 Septembre 1915
Chérie,
Je te confirme ma carte postale d’hier et profite de la corvée d’eau (la corvée la plus recherchée) pour t’écrire. On descend avec les mulets chargés de tonnelets et la voiture à eau à la rivière qui coule au fond du ravin et dans les environs de laquelle se trouvent aussi quelques bonnes sources et on y reste toute la matinée, remplissant les tonneaux et la voiture qui, faisant plusieurs voyages au camp, nous laissent le temps de nous laver, de laver nos effets et de faire autre chose s’il le faut.
Comme je te le disais hier nous sommes toujours sous les guitounes, mais ayant reçu des couvertures et des couvre-pieds, nous sommes tout de même mieux couchés qu’au début. Mais comme on construit un blockhaus, l’infirmerie, les cuisines, les popotes, des magasins, un bureau de poste/télégraphe et enfin des baraquements pour les hommes, nous ne disposons pour ainsi dire pas d’une minute dans la journée. Plus de sieste à midi, où il fait pourtant encore bien chaud, après la soupe on a à peine 1/2 heure pour se débarbouiller et ranger un peu ses affaires. Le soir après la soupe et le rapport il est 6 hs 30 et la nuit tombe ; au surplus l’appel est déjà à 7 hs et l’extinction des feux à 7 1/2 hs. Pas de dimanche, tant que les travaux ne sont pas terminés. Tu vois donc qu’on ne dispose guère de temps et tu comprends pourquoi mes nouvelles sont si rares. D’autre part il est juste de reconnaître que la nourriture est potable ou à peu près maintenant. Nous touchons encore tous les jours 2 quarts de vin ce qui est agréable. La colonne est partie depuis vendredi dernier, mais les bicots restent tranquilles (1); le poste est du reste bien situé et pour ainsi dire imprenable.
L’histoire du sous-marin dans le Golfe de Gascogne ne m’a pas beaucoup étonné ; je m’y attendais depuis assez longtemps et je suis aussi d’avis que les sous-marins allemands se ravitaillent en Espagne. De là jusqu’à malmener les marchands espagnols il y a cependant loin et il faut avoir du sang méridional dans les veines pour arriver aux coups de poing. D’après ce que j’ai entendu le sous-marin en question aurait été coulé par un torpilleur ? (2)
Le renvoi du Grand-Duc Nicolas au Caucase (3) s’explique par les revers des armées russes pendant ce dernier temps. Comme tu le sais, les Russes ont remporté depuis un gros succès du côté de la Galicie (4). Mais la guerre tire horriblement en longueur et on se demande si réellement nous serons plus avancés à la fin de l’année. Que le peuple russe profite de l’occasion pour conquérir un peu de liberté, ce n’est que trop naturel ... une meilleure occasion ne se représentera probablement pas et si en Allemagne les socialistes n’avaient pas perdu tout le bon sens, ils agiraient aussi autrement, car une telle masse doit forcément avoir une grosse influence sur les évènements actuels (5).
Comme je te le disais déjà, ton colis contenant le chocolat et le papier n’est pas arrivé. Prière de m’envoyer une feuille de papier dans chacune de tes lettres, car le papier est difficile à trouver ici. Le prix des différents articles apportés par les bicots à été réglé par notre capitaine (6). Les poulets coûtent 1,50 à 2,50 Frs la pièce. Les oeufs 1 1/2 à 2 sous pièce, les figues 7 sous le kilogr., enfin des prix bien abordables. Qu’est-ce que tu payes actuellement pour le pain ? Et pour la viande ?
J’espère que votre rhume à vous tous est passé maintenant et que malgré les apparences, notre séparation ne durera plus longtemps.
Meilleurs baisers.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "les bicots restent tranquilles" : la rébellion s'enraye effectivement face à une armée française maintenant très nombreuse, puissante et enracinée.
2) - "coulé par un torpilleur" : Paul fait vraisemblablement allusion à la campagne du sous-marin allemand U20 qui, après être parti d'Ems (Allemagne du Nord) le 29 août 1915 et avoir coulé six navires (4 anglais, 1 russe, 1 danois), entra dans le Golfe de Gascogne le 6 septembre et y coula en deux jours quatre autres navires (2 français, 2 anglais) puis approcha en surface d'autres cargos qu'il tenta d'éliminer en les éperonnant, faute de munitions (il n'avait plus de torpilles - il n'en possédait que 6 au départ - ni d'obus pour son canon). Cette équipée défraya la chronique courant septembre 1915 et suscita des rumeurs d'une part d'approvisionnement de l'Allemagne en métaux non ferreux par l'Espagne, via des sous-marins lourds, et d'autre part d'expéditions punitives de marins français contre des navires marchands espagnols approvisionnant ou secourant des sous-marins allemands. Le U20, contrairement à ce qu'en dit la presse française à l'époque, ne fut pas coulé par un torpilleur français : il rentra sans encombre à Emden le 15 septembre 1915. Cette épopée atteste que la guerre sous-marine menée par l'Allemagne contre le blocus maritime se poursuivait, alors que les déclarations officielles du chancelier allemand Bethmann Hollweg prétendaient le contraire depuis que les USA avaient menacé l'Allemagne d'entrer en guerre en réaction au torpillage du paquebot britannique Lusitania transportant des ressortissants américains le 7 mai 1915.
3) - "au Caucase" : l'Empereur Nicolas II, mécontent de la retraite de l'armée impériale face à l'Allemagne, a repris le 21 août 1915 le contrôle suprême de l'armée russe jusqu'alors délégué au Grand duc Nicolas, qui est "limogé" au Caucase dont il est couronné vice-roi le 5 septembre 1915. Dans cette région, les Turcs, soutenus par les Allemands, tiennent un second front contre les Russes et contre les Arméniens leurs supposés alliés (victimes d'un génocide méthodiquement commencé le 24 avril 1915).
4) - "Galicie" : allusion aux victoires russes de Tarnopol et Rovno remportées le 14 septembre 1915 en Galicie du Nord contre les troupes allemandes, alors que l'armée autrichienne se replie en Galicie du Sud.
5) - "événements actuels" : les déboires russes ayant conduit à un affaiblissement du pouvoir impérial en Russie, Paul espère que le peuple russe en tirera parti (des mouvements révolutionnaires de soldats couvent effectivement) et que l'Allemagne connaîtra la même évolution sous la poussée de sa propre armée, du moins si la social-démocratie adepte de l'Union nationale se désolidarisait de l'État impérial.
6) - "réglé par notre capitaine" : fixé par le commandant du camp, ce qui sous-entend - à l'intention de Marthe - que la bataille entre les Français et les Marocains n'est même plus commerciale puisque c'est désormais la France qui fixe les prix.
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