Djebla, le 28 Septbre 1915
(Maroc Oriental)
Ma chérie,
J’ai bien reçu ta lettre du 18 courant ainsi que les journaux jusqu’au 1°. Comme déjà dit, le colis contenant le chocolat a été égaré ou bien a trouvé un amateur en cours de route. Il vaudra donc tout de même mieux recommander les colis voyageant comme échantillon sans valeur pour éviter des pertes pareilles.
Les Communiqués officiels d’hier et d’aujourd’hui étaient très bons. (On les affiche ici au Bureau de la Place). On annonce 20 000 prisonniers valides dont 300 Officiers, beaucoup de canons et des mitrailleuses de pris. L’avance doit être de 1 à 4 km sur un front de 25 km et la bataille continue (1). Inutile de te dire que de tels communiqués jettent tout de suite un rayon d’espoir dans le coeur des engagés pour la durée de la guerre. Espérons que l’affaire aura des suites décisives.
Ce que tu dis là des Allemands habitant l’Amérique me semble juste en partie seulement. Certainement beaucoup, voire même la majorité écrasante d’entre eux, si on les mettait au pied du mur, ne voudraient pas rentrer en Allemagne, mais il ne reste pas moins vrai que la nouvelle génération met plutôt un certain orgueil à être allemand, le peuple le plus haï du monde, alors qu’autrefois on évitait soigneusement de faire paraître tout indice allemand. J’ai souvent remarqué cela au cours de mes voyages, notamment à Londres (2), et il me semble que je t’en ai parlé plus d’une fois. Je me rappelle même avoir eu un long entretien sur la Légion Étrangère avec un groupe d’Allemands à l’hôtel Buecker (3) à Londres où j’ai failli me faire passer à tabac ...
Il ne faut pas croire du reste que notre vie ici est quelque chose d’aventureux : C’est tout ce qu’il y a de plus prosaïque et le cafard fait rage, surtout dans notre Compagnie. D’un autre côté il faut dire que nous ne sommes point exposés ici, car le camp est bien fait et il faudrait des dizaines de milliers de bicots pour nous réduire, avec les précautions prises. Mais je crois que cet hiver il fera bien froid sur ce plateau, si toutefois nous sommes encore là à cette époque. Et mes effets de laine que j’ai naturellement conservés me rendront bien des services !
D’après les hommes de Taza qui sont passés ici ces jours-ci, les Travaux du Chemin de Fer seraient activement poussés. La gare est faite sur une grande échelle et on a construit à côté, c.à.d. au pied du mamelon où est situé Taza, une grande redoute qui contiendra plus tard la ville européenne. Comme la ville est située au centre du Maroc, à la jonction de l’Oriental et de l’Occidental, elle prendra certainement un grand essor une fois la guerre terminée. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’aux yeux des Arabes aussi bien que des Européens, Taza a quelque chose de mystérieux. Ainsi tout le monde prétend que la ville que nous occupons n’est pas la véritable Taza, bien qu’elle s’appelle aussi ainsi. Le véritable Taza, bien plus important, doit être cette ville que nous apercevons derrière les montagnes par un temps clair et où aucun Européen n’a encore mis les pieds (4).
As-tu touché des intérêts ces jours-ci ? Je vois qu’en date du 15 Septembre le Métro (5) a baissé et en conclus qu’un coupon a été payé. Comme nous en possédons 6 actions je crois regarde donc ce qu’il en est.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "la bataille continue" : Paul fait référence à la Seconde bataille de Champagne, décidée par Joffre pour délester la pression allemande sur le front russe. Cette offensive française était coordonnée avec une opération franco-britannique en Artois. Elle fut commencée par l'artillerie le 22 septembre, poursuivie par l'infanterie à partir du 25, et fut d'abord un succès remarquable. Mais les pertes (du côté français : 28 000 tués, 93 000 blessés, 53 000 prisonniers et disparus) sont très vite si élevées au regard de celles des Allemands et d'une si faible avancée du front (3 à 4 km. sans percée) que Pétain ordonne la fin de l'opération le 1er octobre.
2) - "mes voyages": Paul s'est beaucoup déplacé au cours de sa carrière, et s'est notamment rendu en Angleterre et au pays de Galles pour acheter du charbon. Il parle très correctement l'anglais.
3) - "hôtel Buecker" : il s'agit du "Bueckers Hotel", qui fut transformé en hôpital de la Croix Rouge à partir du 2 octobre 1915.
4) - "n'a encore mis les pieds" : la ville de Taza dont parle Paul portait bien ce nom, mais sa casbah (cité historique) étant interdite aux étrangers, cette ville était dite "mystérieuse". Les rebelles Tazi (tribu dont Taza est la capitale) ne se résignaient pas à en avoir perdu le contrôle face à l'armée française en mai 1914 et prétendaient qu'il existait une autre Taza, qu'il disaient "la vraie", toujours aux mains des rebelles. Il semble, d'après ce qu'en dit Paul à plusieurs reprises dans ses courriers, que cette "fausse-vraie" Taza était en fait la capitale de la tribu rebelle des Rhiatas, située à 30 kilomètres à l'ouest de Taza et aujourd'hui dénommée Sidi Abdallah des Rhiata.
5) - "le Métro" : il s'agit d'actions de la Compagnie du Métropolitain de Paris, société concessionnaire du métro de Paris. Depuis l'ouverture de la première ligne en 1900, ces actions prennent de la valeur, et bien qu'elles en perdent pendant la Grande guerre du fait de la réduction du nombre des utilisateurs, elles demeurent environ 4% au-dessus de leur cours d'émission.
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