Fiche d'Einar Ekdal sur MemorialGenWeb |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza le 10 Décembre 1915
Ma chérie,
Je t’ai avisée par ma carte du 8 que nous étions partis subitement et qu’en conséquence il ne fallait pas compter sur mes nouvelles ces jours-ci. Comme cependant j’ai fait partie d’un détachement sur Bab Mersouka (1), je suis rentré hier à midi déjà ; nous avons ramené un mort (2) et quelques blessés de là-bas, car le poste avait été attaqué la veille. Les autres - plusieurs Compagnies - sont encore à Bab Marouche (3) d’où ils devaient rentrer aujourd’hui. Comme cependant nous avons entendu hier dans cette direction pas mal de coups de canon, il se pourrait que le retour soit retardé. D’une façon générale, il y a un peu partout des coups de feu ici en ce moment ; ici à Taza nous en entendons journellement. Cette nuit, où nous étions de garde à un des postes de la ville, juste à 23 hs lorsque je pris ma deuxième faction, une balle venant d’en bas passait au-dessus de ma tête. Ce sont probablement des Marocains qui tirent de la forêt des oliviers à tout hasard ; car ici à Bab Djema (4) par exemple il leur est pour ainsi dire impossible de blesser quelqu’un de nous en tirant d’en bas, car nous sommes entourés de hauts murs de tous les côtés, murs qui sont percés de créneaux pour nous permettre de tirer.
Ta lettre du 26 m’est parvenue hier avec les deux bouquins et les journaux jusqu’au 29. Merci ! Mais je ne comprends vraiment pas pourquoi tu ne chauffes pas convenablement, soit la chambre des gosses, soit la salle à manger ou la bibliothèque. Mr. W. (5) me fera du crédit tant que nous voudrons et il ne faut pas vouloir trop économiser de ce côté ! Tu pourrais aussi allumer la salamandre avec du coke de la Cie du Gaz (6) qui ne doit pas être si cher que cela. Encore une fois, vends donc des obligations du CF (7). J’espère que Hélène sera promptement rétablie ; ces engelures, dont j’ai parfois aussi souffert, sont très douloureuses. Comme déjà dit, les affaires contenues dans les 2 colis m’ont été de suite payées. Je pense avoir une réponse de Mr. Penhoat (8) dans une huitaine et j’espère pouvoir t’annoncer qu’elle sera favorable.
La garde à Bab Djema est très agréable. Nous couchons dans de vieilles ruines avec des murs d’un mètre d’épaisseur. Toute la journée, c’est un va et vient incessant. Des bicots à pied et à cheval, à mulet, à âne et avec des chameaux. Ceux qui n’ont pas un permis de porter des armes, permis délivré par notre service de renseignement, ne peuvent pas entrer en ville sans nous laisser leur flingot à la porte. Comme toute la ville est entourée de murs, cette surveillance est facile à exercer. De 18 hs à 6 hs, personne ne passe. Aux heures du repas, il y a surtout des enfants qui s’amènent pour attraper un “chouja” (9) et comme la quantité est toujours largement mesurée, nous leur en donnons. Il y a de beaux gosses parmi ces petits et même les tout petits de 2 et 3 ans s’approchent au cri de “Camarade, camarade s’il vous plaît”. En ce moment, nous mangeons même bien : aujourd’hui nous avions une excellente soupe avec des légumes frais , du boeuf aux olives, du riz au lait avec des raisins secs et des dattes, un quart de vin à chaque repas et un quart de café. Les oranges se vendent maintenant les 2 pour 3 sous. En bas, on travaille ferme au chemin de fer : en dehors de la grande gare au Camp mobile, on construit maintenant une 2° gare pour les voyageurs à côté de la ville, dans la forêt des oliviers. Des tas énormes de pierres sont amassés du côté de la redoute pour commencer la construction de maisons européennes aussitôt la guerre terminée. Celle-ci n’a malheureusement pas l’air d’avancer beaucoup. A quand donc le voyage Taza-Bel Abbès-Bordeaux (10)?
La température est encore printanière ici : ces jours-ci un muletier rapportait un joli bouquet de violettes et dans la verdure des orangers les fruits ont commencé à mûrir ; les olives sont activement récoltées en ce moment.
Adieu Chérie, au revoir (11)!
Mille baisers
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Bab Mersouka" : officiellement Bab Merzoka, avant-poste construit par le général Baumgarten à une douzaine de km à l’ouest de Taza vers le Col du Touahar, pour contrôler le couloir de Fès à Taza. Ce poste, équipé d'un canon, est attaqué par les nationalistes marocains le 7 décembre 1915.
2) - "un mort": il s'agit vraisemblablement de Einar Prum Ekdal, légionnaire danois du 1er Régiment de marche du 1er Régiment étranger, déclaré mort pour la France à Taza (Maroc) le 10/12/15.
3) - "Bab Marouche" : officiellement Bab Moroudj, avant-poste alors récemment créé par la Légion à une trentaine de kilomètres au nord de Taza, en montagne, sur le territoire des Branes, qui se soulèvent pour attirer le plus possible de soldats français loin du couloir stratégique Fès-Taza, alors attaqué par les Rhiatas et d'autres tribus rebelles (dont les Beni Ouaraïn) conduites par l'émir Abdelmalek (soutenu par l'Allemagne et l'Espagne). Le camp de ce chef nationaliste sera pris par les Français le 27 janvier 1916 lors de la bataille dite de Souk el Hadj.
4) - "Bab Djema" : poste de garde établi près de la porte du même nom du rempart de la casbah de Taza. Paul présente les lieux et les dates depuis le 8 décembre de telle façon que Marthe ne puisse pas réaliser qu'il a effectivement participé à la défense de Taza lors de l'offensive nationaliste de décembre 1915.
5) - "Mr. W." : Mr Wooloughan, qui revend à Bordeaux du charbon écossais.
6) - "la Cie du Gaz" : cliente de Paul, la Compagnie du gaz de Bordeaux revend du coke en sous-produit du gaz.
7) - "du CF" : du Crédit Foncier.
8) - "favorable" : Paul a demandé à son ami et associé Penhoat d'intervenir auprès du séquestre pour que celui-ci lui envoie directement chaque mois une somme de 50 francs, que Marthe n'aurait donc pas à prélever sur ses propres ressources.
9) - "un chouja" : inspirée de l'arabe, l'expression "un chouia" signifie "un peu", "un morceau".
10) - "Taza-Bel Abbès-Bordeaux" : voyage de retour de Paul à Bordeaux.
11° - "Adieu Chérie, au revoir !" : cette formulation inabituelle de Paul trahit ce que sa lettre a soigneusement caché, sa conscience du danger de ce secteur du Maroc en plein soulèvement contre la France.
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