Romain Rolland en 1914 |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 17 Décembre 1915
Ma chérie,
Ta lettre du 29 écoulé m’est parvenue aujourd’hui après celles des 5 & 6 cour. Je me rappelle cependant très bien avoir lu que le Métro (1) paie un dividende, je crois de 12 Frs 50 par action pour le dernier exercice, veux-tu te renseigner à ce sujet encore une fois ?
Le livre de Romain Rolland (2) m’est bien parvenu hier soir en très bon état et j’en ai commencé la lecture ce matin. Il m’est également un vrai plaisir d’entendre pour la première fois une voix autorisée française parler impartialement de l’état d’esprit dans les deux camps. Il y a, hélas, bien peu de gens de part et d’autre qui ne se sont pas laissé influencer par la guerre et le réveil du chauvinisme dans leur jugement. Le chapitre sur la littérature de la guerre que j’ai lu en premier lieu, m’a particulièrement intéressé. H. Hesse est donc d’origine allemande et non suisse comme je le supposais ; ses vers sont d’une rare beauté dans leur touchante simplicité. Je n’avais jamais entendu parler de la revue “Les feuilles blanches”, (3) mais je me rappelle fort bien avoir lu avec toi un feuilleton de son rédacteur René Schickelé (4) “Légionnaires” dans la F.Z. (5), feuilleton qui était très joli, sauf le dernier chapitre lequel semblait presque écrit par un autre auteur. Comme tu le penses bien, j’ai eu depuis souvent l’occasion d’étudier et d’écouter des histoires de légionnaire, mais j’en ai trouvé très peu qui appartenaient aux classes dont parlait Schickelé.
J’ai lu aussi avec un intérêt assez sérieux les deux poésies signées L.S. (6) dont la forme n’égale pas le contenu ou plutôt les idées qu’elles expriment.
Après quelques belles journées nous avons depuis hier soir des pluies diluviennes et un froid humide, mais intense. Un camarade me tire à l’instant par la manche pour me dire que sur les cimes des Monts Atlas on voit de la neige : Toute la chaîne lointaine en est couverte en effet !
La question des permissions ne se pose malheureusement même pas pour le Maroc. J’en parlais encore avant-hier à quelques territoriaux - qui sont ici favorisés - dont l’un avait demandé une permission pour aller à Casablanca où il a sa famille et qui lui a été refusée. C’est sans doute la pénurie d’hommes au Maroc qui en est la cause, car avant la guerre il y avait 4 ou 5 fois plus d’hommes ici. Mieux vaut donc ne plus parler d’une permission car il est certain que je ne l’aurai pas.
Et puis pourquoi se faire tant de mauvais sang sur ce qui se passe, sur ce qu’on a fait et ce qu’on n’a pas fait. Nous ne changerons rien du tout aux évènements qui suivront leur cours. Si l’on avait connu d’avance la marche de cette guerre, crois-moi que bien des résolutions auraient été changées, bien des plans modifiés. Mais ce qui est fait est fait et seuls les enfants et les faibles regrettent leurs actes. Notre situation est tellement spéciale qu’on devait se fier quelque peu au hasard qui, le plus souvent, mène à des situations imprévues, mais qui quelquefois semble être aussi la Providence. Tu ne penses tout de même pas pouvoir quitter nos enfants et supposons même que tu serais en Suisse, que pourrais-tu bien faire ? N’as-tu pas lu que Rosa Luxembourg (7), Clara Zetkin (8), Mehring etc. ont été condamnés tout récemment pour excitation à la révolte en Allemagne ? Si de telles mesures sont prises dans l’intérieur même, quelle chance aurait alors une voix féminine (9) venant de l’étranger .
Et puis, au Diable, cette guerre se terminera tout de même un jour ou l’autre ! Pour ce qui est des fortifications au front, les succès en Champagne (10) ont bien prouvé que les lignes allemandes ne sont point si invulnérables que cela, mais la dépense en obus, canons, matériel etc. est telle qu’on ne peut pas s’étonner de la lenteur. Pour faire une attaque ou offensive générale, il faudra des quantités de matériel telles que toutes les mines alliées et américaines en auront pour un an au moins ! Et par cela même la question financière est remise au premier plan. J’entendais l’autre jour une conversation d’officiers de l’Etat Major qui remettaient la fin des hostilités à Mai 1916.
Au point de vue de la santé, je souhaite seulement que tu te portes aussi bien que moi ! Qu’est-ce donc que tu as avec les yeux ? De la fatigue ou une maladie quelconque ? Prière de me fixer là-dessus !
Merci de la caisse que tu m’as expédiée. Quant à la mienne, je serais bien content qu’elle arrive pour la Noël, ou au plus tard pour le premier de l’an. J’achète maintenant de temps à autre de la confiture anglaise d’une excellente qualité et qui se paie 1,40 Frs la livre anglaise (440 g net) dans des pots bleus (émaillés). Comme on peut avoir tous les goûts (fraise, groseille, framboise, abricot, orange, reine-claude, prune, pomme etc.) je trouve cet article relativement bon marché. Les oeufs coûtent toujours 7 1/2 c la pièce et si je ne craignais pas que le long transport les gâterait, je t’en enverrais un peu, car les prix que tu indiques pour là-bas sont fantastiques. Je lis du reste dans l’Echo d’Oran que l’on vient d’autoriser l’exportation des oeufs marocains en France, ce qui pourrait amener un changement des prix.
Je te renverrai dans quelques jours le livre de Rolland (10) comme imprimé recommandé. Prière de conserver ou de mettre dans mon album le timbre marocain qui se trouvera sur cet envoi.
Les légionnaires que Mr. W. (11) a vus à Bordeaux venaient sans doute du front en France ; je sais que du Maroc pas un n’a été autorisé de rentrer en France !
J’ai profité d’une journée de garde pour envoyer des cartes postales illustrées avec des voeux de Nouvel An à mes relations commerciales en France et Angleterre. Voyons qui répondra ! Que Mr. Siret fasse preuve de trop d’initiative m’étonne plus que les reproches de L. (12) lequel n’est pas heureux s’il ne peut pas embêter quelqu’un par écrit. Ah, bon Dieu, si je remporte ma peau intacte d’ici, il y aura des explications !
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi-même mes meilleures tendresses.
Paul
Le bonjour pour Hélène.
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "le Métro" : l'emprunt de la Compagnie du Métropolitain de Paris.
2) - "Romain Rolland" : cet auteur français (1866-1944) a alors publié il y a un an, en septembre 1914, son plus grand succès “Au-dessus de la mêlée” (ode au pacifisme, à l'humanisme et à l'internationalisme avec un hommage appuyé à Jean Jaurès) dont Paul commence la lecture avec appétit, et vient d'être lauréat du prix Nobel de littérature (il le recevra en 1916). Cette même année 1915, Hermann Hesse se rapproche de Romain Rolland, en Suisse, où ils vivent l'un et l'autre. Romain Rolland y était lors du début de la guerre. Trop âgé pour être mobilisé, trop pacifiste pour y contribuer - ce qui lui valut d'être considéré comme traître et pro-allemand - il y est demeuré en s'investissant dans la Croix Rouge.
3) - "Les feuilles blanches" : le nom exact de cette revue pacifiste fondée en Suisse au début de la Grande guerre par René Schickele est "Die weissen Blätter". Paul le traduit, vraisemblablement pour ne pas multiplier imprudemment les noms, citations et titres en allemand.
4) - René Schickele : romancier, essayiste et poète allemand, alsacien, juif, né en 1883, de langue maternelle française mais germanophone dans sa vie et son œuvre (sauf son dernier roman), exilé en Suisse pendant la Grande guerre, mort français et réfugié en France en 1940. Avant-gardiste, admirateur de Jaurès, pacifiste, antinationaliste insulté comme traître par les Allemands, il demeurera internationaliste libéral non marxiste.
5) - "la F.Z." : la Frankfurter Zeitung (le titre complet, trop évidemment allemand, n'est pas écrit par Paul), où serait paru - en allemand - le feuilleton "Légionnaires" dont René Schikelé serait l'auteur (selon Paul). Or ce texte n'a pas laissé de trace dans l'Histoire et paraît traiter d'un sujet avec lequel René Schikelé n'avait aucun lien : Paul se trompe-t-il de titre ou veut-il égarer un éventuel lecteur chargé d'informer son dossier de naturalisation ?
6) - "L.S." : ?
7) - "Rosa Luxembourg" : Rosa Luxemburg (1871-1919), militante féministe socialiste, théoricienne marxiste, révolutionnaire internationaliste, opposée aux nationalismes (dont l'allemand), jetée en prison en février 1915, cofondatrice en 1915 de la Ligue spartakiste (qui mena la révolution de novembre 1918) et en décembre 1918 du Parti communiste allemand (KPD). Elle fut assassinée à Berlin le 15 janvier 1919 par un groupe contre-révolutionnaires des corps-francs militaires.
8) - "Clara Zetkin" : de son vrai nom Clara Eissner (1857-1933), enseignante et journaliste allemande marxiste, féministe, antinationaliste, pacifiste, cofondatrice en mars 1915 avec Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht de la Spartakusbund (Ligue spartakiste, dont le journal était "Die rote Fahne" soit Le drapeau rouge), organisatrice de conférences internationales des femmes pour la paix, plusieurs fois emprisonnée, députée du KPD (parti communiste allemand) de 1920 à 1933. Chassée par les Nazis elle meurt en exil en 1933 près de Moscou (certains historiens pensent - "Mehring" : Franz Erdmann Mehring (1846-1919), député de la social-démocratie au début de la Grande guerre, cet historien et essayiste refuse - contre l'avis de son parti - de voter les crédits militaires contre la Russie le 4 août 1914, participe à la fondation de la Ligue spartakiste et en devient l'un des leaders aux côtés de Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Clara Zetkin, etc. De même il est cofondateur du parti communiste (KPD) qui devient actif le 1er janvier 1919. Il décède de maladie au cours de la révolution à Berlin une quinzaine de jours après l'assassinat simultané de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht le 15 janvier 1919.
8) - "voix féminine" : Marthe, très sensible aux thèses féministes, envisage de porter la bonne parole en Allemagne à partir de la Suisse où se réunissent de nombreux progressistes libéraux et marxistes (dont Lénine, depuis 1914). Paul - sans doute un peu interloqué - l'en dissuade en lui faisant valoir que si les voix féministes sont bâillonnées par des peines de prison en Allemagne (c'est le cas des féministes spartakistes depuis mars 1915), le Reich n'aura aucune difficulté à empêcher les Allemands d'entendre celles qui viendraient de l'étranger.
9) - "succès en Champagne" : allusion à la Seconde bataille de Champagne, du 25 septembre au 9 octobre 1915, qui se termina sur ordre du général Pétain car elle avait trop coûté en hommes et en matériel pour une avancée de 3 à 4 kilomètres, trop peu significative. Paul raisonne sur l'énorme préparation d'artillerie qui précéda l'offensive et fut menée côté français pendant trois jours à feu roulant (72 heures en continu) par 1 100 canons tirant sur un front de 25 kilomètres de largeur (soit 1 canon pour 22 mètres de front) dont l'approvisionnement en obus avait nécessité la construction spéciale de plusieurs voies ferrées. Selon lui cette bataille prouve que la victoire finale ne pourra être obtenue qu'à l'aide de moyens matériels extraordinaires supposant une longue mobilisation préalable de toutes les mines et usines des Alliés et des USA (comme s'il allait de soi, pour Paul, que les Américains entrent dans la guerre aux côtés des Alliés).
10) - "le livre de Rolland" : “Au-dessus de la mêlée”, de Romain Rolland, écrit et publié en Suisse en septembre 1914.
11) - "Mr. W." : Mr Wooloughan.
12) - "L." : Lucien Leconte, associé de Paul. M. Siret est leur employé, parent d'Hélène, employée de maison de Marthe.
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