samedi 26 décembre 2015

Lettre du 27.12.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran
Taza, le 27 Décembre 1915

Ma chérie, 

J’ai tes lettres des 17 et 19 courant, la dernière n’ayant donc mis que 8 jours pour accomplir le trajet Bordeaux-Taza. Les journaux jusqu’au 19 sont également arrivés. Je suis content que mon colis soit arrivé à temps ; tu me diras si le contenu était en bon état et bon comme qualité.
Nous étions de repos les 25 & 26, ce dernier étant un dimanche. La Compagnie avait fait venir un cochon (1), dont on nous a fait servir un rôti comme plat supplémentaire le jour de Noël. Sans cela, on ne se serait aperçu de rien, car dans un trou comme Taza il n’y a naturellement pas de distraction ni dimanche, ni jour de fête. Toutefois, la musique des Territoriaux étant revenue de l’exposition de Casablanca, il y a eu un concert au Cercle des Officiers. Comment les enfants se sont-ils comportés le soir et le matin devant la cheminée ? Est-ce que la petite Alice avait aussi mis ses souliers pour le Père Noël ? Et qu’ont dit Suzette et Georges à l’exposition des jouets ? Je suppose que surtout Georges devait avoir de la peine de voir tant de jolies choses sans en emporter aucune ! Que je regrette de ne pouvoir observer les gosses à ces occasions-là ! Suzanne commence-t-elle déjà à avoir un peu plus de retenue que les autres, c.à.d. de se former en jeune fille ?
A en juger par les préparatifs, nous allons partir le 28 du côté de Mecknassa-Titania (2) pour protéger la construction d’une ligne télégraphique à Bab Morouche (3). Il est donc très probable que nous passerons le jour de l’an dans le bled. Si je peux, je t’enverrai une carte, mais dans le cas contraire ne t’inquiète pas : nous ne resterons que 4 ou 5 jours dehors.
En principe on ne fait pas des colonnes ici en hiver vu que le temps change souvent subitement du jour au lendemain. La pluie rend les pistes et les cours d’eau presque impraticables, car la terre grasse se trempe facilement et forme une boue de 20 à 40 cm de profondeur ; les oueds, en été presque desséchés, deviennent en hiver des torrents formidables qu’il faut traverser à pied. Mais en fait il devient de temps à autre indispensable de former une colonne pour secourir des villes ou tribus soumises contre les attaques des non soumis. Et comme le nombre des tribus soumises augmente, celui des attaques augmente aussi et de cette façon on est forcé quelquefois de se battre contre des tribus avec lesquelles on n’était même pas en contact autrefois. Une fois la guerre européenne terminée, on renforcera sans doute les troupes d’occupation de telle façon qu’on pourra faire les opérations militaires sur une grande échelle. Pour le moment les effectifs ici sont trop minimes pour entreprendre une grande offensive. 
Je ne crois point que la Turquie ait une influence quelconque sur les Musulmans d’ici (4). Songe que l’Égypte, la Tripolitaine, la Tunisie et l’Algérie sont intercalés entre la Mer Rouge et le Maroc, et que les populations tunisiennes et algériennes sont très loyales. Les Allemands par contre ont eu et ont encore des émissaires parmi les bicots (5). La proximité du Rif espagnol favorise malheureusement ces perturbateurs qui n’exposent jamais leur propre peau.
Que tu es quand même quelquefois bizarre dans tes idées ! Je t’ai dit si souvent que je n’aurais jamais souhaité ma femme autrement que toi et que depuis que je t’ai quitté je sens doublement combien j’étais heureux avec toi. La seule idée de reprendre la vie commune, de te retrouver comme je t’ai laissée me sauve assez souvent d’un dégoût complet de la vie ... Alors pourquoi te répèterais-je à chaque instant que je ne doute point de ton savoir-faire ? Si par ci, par là je te donne un conseil, c’est uniquement parce que dans telle matière tu as bien peu d’expérience !
Mr. Penhoat vient de m’envoyer 100 Frs, de sorte que je compte avoir assez jusqu’au mois d’Avril.
Mille tendresses pour toi et les enfants.


                                                    Paul 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "un cochon" : on voit à ce détail - s'il en fallait la preuve - que l'Armée française ne tient pas compte des interdits alimentaires des soldats pratiquants juifs et musulmans ; et à l'absence de réaction de Paul qu'il ne l'est pas du tout. 
2) - "Mecknassa-Titania" : officiellement Meknassa-Tahtania, poste au nord-ouest de Taza en territoire tribal des Branes.
3) - "Bab Morouche" : officiellement Bab Moroudj, plus loin au nord dans le territoire des Branes.
4) - "les Musulmans d'ici" : Paul les gratifie d'une majuscule mais les pense à tort indemnes de toute contamination par les Turcs parce qu'ils en sont géographiquement éloignés. En fait les Ottomans n'ont jamais totalement maîtrisé les peuples berbères (Kabyles d'Algérie, tribus rebelles du Maroc) et les Marocains voient les immigrés Turcs au Maroc comme des frères musulmans étrangers qui les appellent à la guerre sainte contre les infidèles, de façon plus convaincante que les Allemands qui, eux, soufflent plutôt sur les braises du nationalisme marocain. Par ailleurs, le chef des rebelles nationalistes, Abdelmalek, ancien colonel de l'armée ottomane, a gardé des contacts avec d'anciens collègues turcs qui travaillent alors avec les agents allemands.
5) - "les bicots" : ce sont les mêmes que "les Musulmans d'ici", mais ils n'ont pas le droit à la majuscule ! Il est vrai que Paul use de cette dernière de façon assez fantaisiste.

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