vendredi 18 décembre 2015

Lettre du 19.12.1915

Thomas Woodrow Wilson en 1919


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran 

Taza, le 19 Décembre 1915

Ma chérie,

“Pompez, pompez Seigneur
Pour le bien de la terre
Et le repos des légionnaires”

C’est un vieux dicton de la Légion car s’il pleut beaucoup les travaux extérieurs sont suspendus. Et Dieu sait s’il en tombe depuis quelques jours ! Les grandes pluies ont commencé et la nuit de vendredi à samedi que j’ai passée dehors en faction a été la plus pénible de ma “carrière” militaire !
J’ai ta lettre du 9 courant et je constate que tu te laisses réellement trop aller au pessimisme ! Car tu oublies que toutes ces petites tracasseries proviennent ou des journalistes, ou bien de quelques particuliers qui prêchent pour leur paroisse mais nullement du Gouvernement. Je me refuse de croire que celui-ci se rende coupable des agissements qu’il blâme si sévèrement chez l’ennemi et qui sont contraires aux droits de l’homme. Toutes les déclarations ministérielles ont du reste fait ressortir nettement le caractère purement conservateur de la mesure prise et même le sénateur (1) qui a mené la campagne s’est prononcé dans ce sens dans ses articles de fond au Journal. Que ceux qui sont rentrés dans leur pays en supportent les conséquences, rien de plus logique, mais ne pense pas que les autres qui ont fait la preuve de leur loyauté soient traités sur le même pied. Les demandes de naturalisation seront certes vérifiées et examinées de très près. Si la mienne n’était pas prise en considération, je le regretterais, certes, mais ce ne serait pas une raison de désespérer. J’ai fait mon devoir, et si ce n’est pas en France, eh bien, ce serait ailleurs que nous vivrons. On fait du pain partout et ma situation, bien que spéciale, est régulière même vis à vis de l’Allemagne où ma catégorie (Landsturm non armé) n’a été appelée qu’en Avril 1915. A ce moment, il m’aurait été impossible d’y aller, même si j’avais voulu ; mais mes papiers certifient bien que j’ai quitté régulièrement l’Allemagne pour me fixer à l’étranger. Ceci dit je m’empresse d’ajouter ce que tu sais déjà : que je n’aurais jamais consenti à combattre la France où j’ai passé les meilleures années de ma vie et que mes sentiments vis à vis du régime allemand ont été toujours hostiles.
Ton interprétation du message du Président Wilson (2) est certainement erronée. Les Irlandais (3), du moins ceux qui ont émigré pendant les derniers 50 ans, ne sont point allés en Amérique pour des raisons politiques : la preuve se trouve même dans la révolte des Ulstermen qui trouvaient l’ancien régime - qui existe toujours - si bien qu’ils n’en voulaient pas un nouveau. La population rurale certes aurait préféré le Home Rule, mais les Irlandais, tous pauvres, qui ont émigré, sont restés Irlandais et catholiques. La lutte pour l’indépendance a du reste été tenace plutôt du côté des Ecossais (4) (Bruce, Wallace etc.) tandis que l’Irlande n’a jamais été une nation héroïque, exposant sa vie pour se libérer de toutes les servitudes etc.
Je suis content que tu sois revenue de ton projet suisse (5). Crois-moi que le mieux est de supporter stoïquement les évènements qui se déroulent malgré nous. On ne peut évidemment s’empêcher de penser, mais là encore, avec un peu de lecture intéressante dans de bons bouquins, on a un emploi utile et qui soulage l’esprit. 
Je viens de terminer le livre de Rolland et j’en suis enchanté. Une des plus belles lettres est celle écrite “à ceux qui m’accusent” (6). Le langage et les idées sont si purs, si nobles, qu’il est seulement à souhaiter que le petit livre trouve beaucoup de lecteurs !
Nous voici de nouveau à la veille de Noël, le 2° depuis notre séparation. Vous penserez tous un peu à moi comme je penserai beaucoup à vous tous. Et malgré toutes les menaces et tous les nuages j’espère encore en mon étoile qui est devenue depuis 7 ans (7) notre étoile.
Mes meilleures caresses pour toi et les enfants.

                                                  Paul


Notes (François Beautier)
1) - "sénateur" : allusion à la campagne du sénateur Henry Bérenger qui veut évacuer de l'Armée française tous les ressortissants de pays ennemis. Cette menace, si elle se réalisait, conduirait Paul soit en camp de concentration en France, soit en prison ou en camp en Allemagne (pour désertion - puisqu'il n'a pas répondu à son appel en avril 1915 dans la Landsturm ou défense territoriale - ou pour trahison puisqu'il s'est engagé chez l'ennemi), soit encore en exil dans un pays neutre. On comprend que Marthe s'en affole, et que Paul cherche à la rassurer, ce qu'il fait avec d'autant plus de conviction qu'il pourrait du même coup convaincre un éventuel agent des juges chargés de se prononcer sur sa naturalisation. 
2) - "Wilson" : Paul fait allusion au message "sur l'état de l'Union" du  Président des U.S.A. Woodrow Wilson, à son Congrès, le 7 décembre 1915. Selon lui, Marthe en fait une interprétation totalement erronée quant aux Irlandais.
3) - "Les Irlandais" : dans son message au Congrès le Président Wilson s'est félicité de la neutralité de son pays, du recrutement de 141 843 militaires volontaires, de la protection par des navires de guerre des bateaux de commerce travaillant pour les USA, du solde positif du budget de l'Union de 76 millions de dollars, de la nécessité de se méfier des espions et agents d'influence des pays en guerre en Europe, de l'obligation pour tout citoyen de se sentir Américain et non de telle ou telle origine étrangère, etc. Il n'a absolument rien dit de l'Irlande et des Irlandais. En fait, Paul a confondu ce Wilson avec un autre, dont lui parlait Marthe : Henry Hughes Wilson (1864-1922), maréchal britannique de la Grande guerre, qui eut effectivement des relations tendues avec les Irlandais indépendantistes notamment d'Irlande du nord (Ulster). Il finit d'ailleurs assassiné par l'Irish Republican Army (IRA) en 1922. 
4) - "Ecossais" : s'étant trompé de Wilson, Paul invente un argumentaire sur les relations entre le Président des USA et les émigrés irlandais et en arrive à dire que l'Irlande, au contraire de l'Ecosse, n'a jamais été une nation héroïque ! Marthe doit se demander de quoi il parle...
5) - Marthe caressait le rêve de gagner la Suisse et d'y militer pour la paix. Elle échafaudera d'autres projets non moins irréalistes...

6) - "à ceux qui m'accusent" : la "Lettre à ceux qui m'accusent" a été écrite par Romain Rolland à Genève le 17 novembre 1914. L'auteur y supplie les deux camps : "Ne détruisez pas l'avenir !" 
7) - "depuis 7 ans" : allusion au mariage de Paul et Marthe.

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