mercredi 23 décembre 2015

Lettre du 23.12.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 23 Décembre 1915

Ma chérie,

Je viens de recevoir tes lignes du 14 et ne puis qu’espérer que le colis arrivera à temps pour que les enfants ne soient pas désappointés. Ici aussi nous avons un froid sec après les journées de pluie : le matin surtout le froid se fait vivement sentir, mais vers 9 hs et jusqu’à 17 hs il fait bon au soleil.
Demain c’est donc “Heiligerabend” (1) et dans une huitaine le jour de l’an. Ce n’est certainement pas avec regret que nous enterrons cette mémorable année 1915 et moi en particulier je n’ai point de regret en me séparant de lui (comme disait la vieille jument par rapport au chariot brisé). Lyon - Bel Abbès - Maroc (2)! Quel enchevêtrement d’espoirs déçus, de calculs erronés et de plans déjoués. Cette vie dans le milieu militaire que je ne connaissais point et qui est certainement beaucoup plus rude et surtout plus grossière qu’en France - crois-moi qu’il faut avoir une mentalité toute spéciale pour y trouver du goût !
De ton côté, si au point de vue matériel ta vie n’a pas autant changé que la mienne, tu as moralement subi à peu près les mêmes supplices. Mais laissons pour le moment toutes les tristesses de côté et gardons l’espoir que 1916 amènera enfin la paix et cela le plus vite possible. En raisonnant froidement on doit tout de même se dire que l’état actuel des choses ne peut pas s’éterniser. Que le chancelier allemand (3) n’appelle pas la défense du pays et ne parle que de ses victoires - quoi de plus naturel. Mais que le fond de toutes ces explications faites pour entretenir l’espoir et le chauvinisme du peuple, est absurde, ressort déjà de l’exposé financier où il est dit que la France et l’Angleterre ne réussiront pas à lancer un emprunt alors que l’Allemagne ... (4) Il paraît toutefois de plus en plus que ce ne seront pas les armes ou du moins les armes seules qui décideront de l’issue de cette guerre et c’est pour cette raison que la date de la paix est tellement incertaine. 
Hier, en feuilletant un petit carnet, j’ai trouvé l’adresse de ton amie de Stockholm (5) (Birger Yarlsgaten 4 II) et j’en ai profité pour lui envoyer une carte de Taza avec des souhaits de nouvel an. Est-ce qu’Emma ne t’a plus exposé son opinion sur les évènements actuels ? J’ai pu avoir ces jours-ci par hasard un numéro du “Bonnet Rouge” (6) contenant un article qui défend Romain Rolland et ses idées. Il s’agit d’un journal autrefois anarchiste et sans grande importance, mais l’article - de fond - est très bien écrit.
Il est décidément difficile de se faire une idée exacte de la situation des Robin (7). Rappelle-toi les bruits qui furent colportés à notre arrivée dans la Rue du Chalet et la première impression plutôt médiocre qu’ils faisaient ! Enfin, s’ils peuvent attendre, ce n’est que tant mieux ! Mr. Penhoat m’écrit aussi : il reste aussi plutôt sceptique quant à la fin de la guerre. Leconte ne lui écrit que tous les 2 à 3 mois pour lui faire des récriminations violentes. Il paraît que Mme Penhoat, en voulant acheter des obligations de la Défense Nationale, a perdu l’autre jour 1000 Frs dans le métro. Quant à Mr. Plantain il y a longtemps que je n’ai plus eu de ses nouvelles. Mais je ne comprends pas pourquoi il devrait quitter son poste à l’arsenal à un moment où l’on cherche toujours de nouveaux moyens pour augmenter la production de matériel d’artillerie. Ce sont probablement des craintes d’épouse qui parfois trouve que sa situation matérielle est trop belle (relativement) pour durer.
La musique de Taza est enfin revenue de l’exposition de Casablanca (8) de sorte que nous aurons au moins de temps en temps un concert au Jardin du Cercle des Officiers. Mais ce seront quand même de tristes fêtes, celle de Noël et du jour de l’an. Et si l’on peut penser qu’il n’existe guère de famille, dans les grands pays européens, qui soit au complet, on se demande vraiment si c’est la réalité ou un mauvais rêve de nuit d’hiver.
J’aurais donné bien des choses pour voir les enfants porter leurs chaussures à la cheminée et se lever le lendemain matin pour regarder la bonne surprise. Comment va Hélène ?
Mes meilleurs baisers et bonne chance pour 1916.

                                                 Paul


Notes (François Beautier)
1) - "Heiligerabend" : "Heliger Abend", la veille de Noël, moment d'attente et de foi pour les Chrétiens. 
2) - "Lyon-Bel Abbès-Maroc" : trajet parcouru par Paul en 1915.
3) - "le chancelier allemand" : Bethmann Hollweg, depuis 1909 et jusqu'en juillet 1917.
4) - "alors que l'Allemagne..." : effectivement, la France et l'Angleterre ont lancé des emprunts nationaux de défense nationale qui furent rapidement couverts, en or, par leurs populations, ce qui ne fut pas le cas en Allemagne où l'inflation couvre une grande partie des dépenses militaire. Plus tard, elles auront la possibilité d'emprunter aux USA, ce que l'Allemagne ne pourra pas faire. 
5) - "ton amie de Stockholm" : Emma Schulz, amie allemande de Marthe; installée à Stockholm, en pays neutre, elle permet aux Gusdorf d'avoir des nouvelles de la famille restée en Allemagne.
6) - "Bonnet Rouge" : Le Bonnet rouge, journal satirique, républicain et anarchiste, se fit surtout connaître lors des mutineries de 1917. Né en 1913 comme hebdomadaire, devenu quotidien avec la guerre, il était dirigé par Maurice Fournié et avait Miguel Almereyda pour rédacteur en chef. Accusé de défaitisme il fut constamment attaqué par l'Action française comme pro-allemand. En 1915 il portait la voix des anarchistes, des pacifistes et des internationalistes. A partir de juillet 1915, le journal publia diverses contributions favorables à Romain Rolland qui furent regroupées en une brochure au début décembre 1915. C'est sans doute à ce fascicule titré “Un débat républicain” que Paul fait allusion. 
7) - "les Robin" : les propriétaires du logement des Gusdorf à Caudéran.

8) - "Exposition de Casablanca" : il s'agit de l'Exposition franco-marocaine de Casablanca, ouverte le 5 septembre 1915 pour afficher l'emprise de la France sur le Maroc, malgré les rébellions nationalistes.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire