Ce genre de carte postale faisait rêver Paul... |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 15 Mai 1916
Ma Chérie,
J’ai tes lettres des 5 et 8 courant avec 2 coupures de l’Humanité et copie de ta lettre à Me Bonamy (1). Je trouve cette dernière un peu trop polie : j’aurais à ta place posé nettement la question si oui ou non il veut se charger de la défense de nos intérêts ; que s’il ne donne pas une réponse affirmative dans les 8 jours, nous allons être obligés de confier cette affaire à un de ses confrères. Enfin, Me Lanos (2) t’a dit sans doute que si B. ne te répondait pas, de lui écrire une nouvelle lettre recommandée pour lui signifier que vu son attitude, tu le pries de considérer notre mandat comme nul et de ne plus s’occuper de nos affaires, tout en lui demandant de t’envoyer son décompte. J’ai noté avec intérêt les explications fournies par Me Lanos et qui varient de mon opinion quant au rôle du séq. tout en arrivant à la même conclusion, savoir qu’à la fin de la guerre nous rentrerons en libre possession de nos biens. Il s’agit donc d’approfondir la question si oui ou non nous avons un intérêt à obtenir la levée. A mon avis, il y a du pour et du contre. Il serait agréable que tu puisses retirer du bureau les documents enfermés dans la mappe (3); que tu puisses disposer librement de ce que nous possédons en dehors de mon apport dans ma maison, et enfin on aurait un peu plus de tranquillité - surtout toi - en obtenant la mainlevée. Par contre, et bien que je sois convaincu que le séq. ne s’occupe pas beaucoup de mes intérêts, il y a quand même un certain contrôle et une sécurité relative, même pour nos biens privés à la dernière extrémité. Tu agiras donc comme bon te semblera, mais si tu conclus qu’il vaut mieux laisser courir, il sera naturellement inutile de notifier à Me Bonamy qu’il n’a plus à s’occuper de nos affaires. Tu oublies du reste de me dire ce que tu as répondu à Mme Robin. Prière de me rappeler aussi ce que notre contrat stipule : combien de perte du capital social faut-il pour que la société soit dissoute ? Au fait, comme tu reçois 300 frs et que je participe avec 20% dans le produit de la maison, il faudrait qu’elle subisse plus de 1500 frs de perte par mois pour que je perde plus de 300 frs, c.à.d. mon prélèvement provisoire qui sera redressé à au moins 400 frs après la guerre, cette somme étant acquise quel que soit le résultat.
Les chaussettes ne me sont pas encore parvenues, tu les as sans doute recommandées ? Les déclarations du Dr Ruesenmeyer (4) m’ont vivement intéressé et je les crois sincères. Mais je reste aussi persuadé que cette évolution du peuple allemand qui doit nécessairement s’accomplir, se fera, bien que lentement, posément, comme toute chose en Allemagne. L’argument que les Allemands vaincus devront casser des pierres peut avoir du succès pour un moment, mais à la longue personne n’y croira, car il est assez enfantin ...
J’avais l’occasion ce temps-ci de voir quelques centaines de jolies cartes illustrées de toutes les parties des Etats-Unis, échangées par les Tchèques de notre régiment avec leurs compatriotes là-bas qui forment un club pour l’échange de cartes illustrées. Et je suis étonné de la beauté et propreté des villes américaines, grandes et petites. Je les avais crues plutôt sobres et sans finesse de style, mais c’est le contraire qui est vrai. Les édifices publics notamment, ainsi que les jardins et squares, sont tout simplement superbes (5)!
L’ami A. Watson (6), capitaine dans l’armée britannique, m’annonce son départ pour le front français dans des termes si aimables que j’ai été agréablement touché. Il s’intéresse même aux miens sans les connaître personnellement.
Le Général Lyautey (7) doit venir cette semaine à Taza de sorte que nous ne partirons pas avant la fin de la semaine au plus tôt. Et il fait abominablement chaud !
Mille baisers pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Maître Bonamy, avocat à Nantes, chargé par Paul de défendre ses intérêts dans l'affaire du séquestre, et qui cessa rapidement de donner de ses nouvelles.
2) - Maître Lanos, célèbre avoué bordelais, chargé par Marthe de reprendre le dossier du séquestre lorsqu'il s'avéra que Maître Bonamy ne s'en occupait pas.
3) - "la mappe" : le dossier, la "chemise"
4) - "le docteur Ruesenmeyer" : ?
5) - Cet intérêt pour les États-Unis et l'admiration que professe Paul pour leur urbanisme est un indice du projet d'émigration qu'il caressait alors.
6) - "l'ami Watson" : capitaine dans l'armée britannique, ami de Paul, qui en a parlé dans sa lettre du 3 février 1916.
7) - "Lyautey" : résident général du protectorat français au Maroc, garant du maintien de la liaison Maroc occidental - Maroc oriental (et au-delà Maroc - Algérie) par Taza.
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