jeudi 12 mai 2016

Lettre du 13 mai 1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 13 Mai 1916*

Chérie,

En te confirmant ma carte d’hier, je suis content de constater que nous sommes maintenant à peu près à jour avec notre correspondance, c.à.d. qu’il ne doit plus y avoir de lettres égarées. Les journaux me sont également bien parvenus ces derniers jours, celui du 5 est entre mes mains depuis hier soir. Je suis réellement curieux de connaître les conseils de Me Lanos (1) et compte sur ta perspicacité et ta finesse pour mener cette affaire à bonne fin - si toutefois il y a possibilité. J’appelle ton attention sur le fait que le contrat stipule exprès que le prélèvement mensuel nous est acquis dans tous les cas, c.à.d. même s’il y a perte à la fin de l’exercice. Si la moitié (ou un quart ???) du capital est perdu, il y aurait dissolution pure et simple de la société, voilà tout ! Il faut cependant tenir compte de ce que notre capital a été doublé au début de 1914 suivant contrat complémentaire. Enfin, tu pourras demander aussi si nos délibérations dûment signées (sur papier libre, donc non timbré) après chaque assemblée qui ont porté les prélèvements pour chacun à 1000 frs sont valables devant la loi, comme je le crois. Si tu touchais 400 frs tu pourrais payer la majeure partie du loyer et tu serais tranquille de ce côté là, car je suppose que malgré que tu sois dans ton bon droit ces visites de Mme Robin (2) ne doivent pas te faire trop de plaisir.
Comme je te l’écrivais sur ma carte, nous avons fait avant-hier une grande et fatigante marche-manoeuvre en tenue de campagne, probablement en vue de la colonne, toujours projetée pour la semaine prochaine. Partant de Taza à 5 hs, nous y sommes rentrés vers 17 hs, parcourant 45 à 48 km par un temps tour à tour pluvieux, lourd, et très chaud sous un soleil de plomb. Les mamelons abondaient comme toujours et quelquefois on montait presque à pic. Toutes les rivières étaient à peu près sèches et lorsqu’on faisait grande halte à midi pour faire du café, on ne trouvait que de l’eau plus salée que de l’eau de mer, de sorte que le café était imbuvable malgré tout le sucre. C’était une bonne purge cependant qui n’a pas raté son effet. Les tirailleurs qui ont été en France sont unanimes à déclarer que sur le front les fatigues sont bien moindres qu’ici, le danger étant toutefois plus grand. Voyons ce que la grande colonne nous réserve !
S’il y avait quelque chose à espérer de la social-démocratie allemande, l’arrestation de Liebknecht devrait être de nature à secouer la torpeur (3) - mais je commence à craindre qu’à moins d’être complètement à court d’aliments, la populace ne continue à obéir comme par le passé. Le comte Zeppelin (4) ne doit pas jubiler non plus : 3 de ses fameux ballons abattus en 3 jours (5)! Mais tout cela ne nous approche guère, pas plus que les troubles fomentés en Irlande (6), de la fin de la guerre !
Je suis réellement stupéfait de la méthode qui t’a appris de faire, après si peu de leçons, une composition sur “The duties of a good housewife” ! Et comme cet article complètera peut-être la collection très banale de Mr. Brieux (7), tu me ferais plaisir de me l’envoyer, tout au moins en copie.
J’avais dans l’idée que la rue de Fleurus était dans le quartier Ste Catherine lorsque je te parlais des promenades de Suzanne (8). On ne s’est en effet pas beaucoup occupé de moi à l’âge de 7 ans, mais j’étais 1°) un garçon, et 2°) nous habitions une petite ville et non une de 300 000 habitants. Enfin, tu feras ce que tu voudras et en supporteras la responsabilité.
A quoi peux-tu donc reconnaître que je lis tes lettres superficiellement ? 
Reçois ainsi que les enfants mes meilleurs baisers.

                                                 Paul

P.S. Ci-joint encore une lettre de L. à la Démocratie de St Nazaire.


*Au dos de cette lettre, barré, l’en-tête d’une lettre datée du 14 février adressée au “Consulate of the U.S.A.” (9)

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Me Lanos" : Maître Lanos, avocat embauché par Marthe pour demander la levée du séquestre et obtenir le versement par la société Leconte de la part des bénéfices revenant à Paul.
2) - "Mme Robin" : propriétaire de la maison rue des Chalets, qui réclame le paiement des loyers par les Gusdorf.
3) - "torpeur" : Karl Liebknetch fut arrêté à Berlin le 1er mai 1916 pendant la première grande manifestation spartakiste, qui continua sans lui avec pour slogan "A bas la guerre, à bas le gouvernement !". Au contraire de ce qu'en dit Paul, cette manifestation témoigna d'un début de retournement de l'opinion publique allemande face à la guerre et au gouvernement.
4) - "Zeppelin" : le comte Ferdinand von Zeppelin (1838-1917), lieutenant général de cavalerie, est officiellement l'inventeur du ballon dirigeable à structure rigide et en tout cas le créateur de l'entreprise allemande qui en construisit 119 exemplaires entre 1900 et 1937.
5) - "trois jours" : le LZ 59 a été victime d'un atterrissage forcé en Norvège, suite à un manque de carburant, le 3 mai 1916 ; le LZ 32 fut abattu en Mer du Nord par un croiseur britannique le 4 mai 1916 ; le LZ 85 fut abattu le 5 au-dessus de Salonique, en Grèce, sous les tirs de navires, avions et canons terrestres français et anglais. 
6) - en Irlande" : allusion au soulèvement antibritannique qui agite l'Irlande depuis l'insurrection des nationalistes le 24 avril 1916 à Dublin (un lundi de Pâques). Proclamant la République, les nationalistes avaient déchaîné une répression britannique sanglante (400 morts, plus de 2600 blessés) qui dura jusqu'à la reddition irlandaise du 29 avril (cet événement est surnommé en Irlande "les Pâques sanglantes"). La presse alliée, évidemment pro-britannique, laissait entendre que l'Allemagne avait soutenu les républicains irlandais pour obliger le Royaume-Uni à retenir une partie de ses troupes sur son territoire. Cependant l'opinion s'effraya de la brutalité des Anglais et prit le parti des Irlandais, qu'elle ne partageait pas auparavant.
7) - "Mr. Brieux" : Eugène Brieux (1858-1932), académicien, auteur du très populaire roman dénonçant la prostitution et les risques de contagion vénérienne "Les avariés" (1901), animateur depuis 1914 de la "campagne nationale contre la dénatalité" (gérée par "l'Alliance nationale contre la dépopulation" créée en 1896), auteur de nombreux articles sur le "devoir maternel de la femme française" publiés par Le Figaro.
8) - "promenades de Suzanne" : dans sa lettre du 9 avril 1916, Paul reprochait à Marthe de laisser la fillette traverser seule le centre de Bordeaux pour rejoindre sa mère à la sortie de son cours d'anglais...
9) - Il est vraisemblable - certaines lettres en parlent à demi-mot - que Paul et Marthe envisageaient alors d'émigrer aux États-Unis à la fin de la guerre. D'où les cours d'anglais de Marthe...


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