Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 19 Mai 1916
Ma Chérie,
Nous voilà depuis 24 heures sous les ordres directs du Résident Général au Maroc (1). C’est vers 16 hs 30 qu’il est arrivé hier soir de Fez ; depuis 15 hs nous étions sur le terrain à côté de la Gare où il y a eu une revue de presque toute la garnison de Taza sous un soleil d’Austerlitz (2). Le Général avec une grande suite arrivait avec 7 grandes automobiles comme un véritable souverain. Il doit avoir environ 70 ans (3), mais semble très vert pour son âge. Il monte à cheval comme un jockey et se faisait présenter tous les officiers présents. Comme il a l’oreille très dure, notre Colonel criait comme un sourd. Il y a eu remise des décorations : légion d’honneur, croix de guerre et médaille militaire, une bonne partie grâce à Abd el Malek (4)!
Le défilé durait jusque vers 19 hs ; l’aspect des spahis et goumiers faisant la charge dans leur costume pittoresque était vraiment beau, nous autres avons sué à grosses gouttes en rentrant à Taza : Au rapport on nous a récompensés aujourd’hui en nous apprenant que le Général Lyautey nous accordait, non une journée de repos comme on s’y attendait, mais la prime n° 2, soit 10 cs (2 sous) (5) par homme je crois !
Je t’ai déjà accusé réception par carte postale de tes lettres des 9 et 11 courant ainsi que du colis recommandé contenant 3 paires de chaussettes et 1 saucisson. Inclus la lettre de Me Bonamy en retour. Tes suppositions sont, je crois, exactes et comme toi je ne crois pas qu’on peut faire appel contre la décision du Président du Tribunal qui doit être souverain. Je te prierai donc, si toutefois tu le juges utile, de demander à Me B. comment le Président a motivé sa décision, à la condition qu’il l’a motivée ! Il ressort dans tous les cas des explications de Me B. que tu peux être sûre de recevoir régulièrement ta pension qui ne doit donc pas dépendre uniquement de la bonne volonté de Leconte. Tu peux, puisque Me Lanos t’y a invitée, lui faire voir la lettre de Bonamy et lui demander conseil. Je sais qu’au début le séq. avait exigé le placement de mon avoir en banque et Leconte m’écrivait que ce n’était qu’après d’innombrables démarches qu’il a pu éviter cela. Ce qu’il y a de certain, c’est que L. n’a pas besoin de fournir au séq. autant de renseignements que j’exigerais, moi ! Attendons maintenant si Mme Robin aura gain de cause, ce qui sous un rapport serait agréable. Du moins, qu’on lui paie l’année échue.
L’histoire de la 7° note américaine (6) semble en effet être terminée plus avantageusement que les précédentes (7). Reste à savoir si les Allemands s’en tiennent maintenant à leurs promesses ou bien s’ils les déclarent nulles sous prétexte que les Américains n’ont pas réussi à desserrer le blocus anglais. Ce qu’il y a de remarquable dans la réponse allemande, c’est l’argument du chancelier (8) que des millions de femmes et enfants souffrent de faim en Allemagne, alors que ce même chancelier a déclaré maintes fois au Reichstag que l’Allemagne ne manque et ne manquera de rien. La même contradiction se trouve dans ses allusions que par deux fois il a offert la paix à l’Entente sans que personne ait voulu se mettre à table avec lui pour discuter. Il y a peu de temps, Bethmann avait déclaré au Reichstag que c’était une manoeuvre de l’ennemi que de prétendre que l’Allemagne voulait la paix ... Je suis curieux de lire le discours du Président Poincaré à Nancy (9) dont l’Echo d’Oran parle très vaguement. Il paraît que c’est maintenant de la Prusse qu’on parle surtout et de sa dynastie, au lieu de l’Allemagne (10). Et il se pourrait quand même que d’ici quelques mois nous connaissions exactement le but poursuivi.
Ton rhume s’est-il enfin passé ? Comment vas-tu, les enfants et Hélène ? Je suis toujours en bonne santé et pesais cet après-midi 61 kg (11).
Mes meilleures caresses pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Résident général au Maroc" : Hubert Lyautey.
2) - "Soleil d'Austerlitz" : soleil radieux (mais celui d'Austerlitz était d'un 2 décembre en Europe centrale et non d'un 19 mai au Maroc). Paul, ce faisant, emploie une expression éminemment française.
3) - "70 ans" : en fait 62 ans (d'où la "verdeur").
4) - "Abd el Malek" : Abdelmalek, qui a lancé la rébellion générale contre le protectorat, a suscité beaucoup d'actes de bravoure parmi les soldats de l'armée française.
5) - "2 sous" : la solde journalière était jusqu'alors de 25 centimes de francs. L'augmentation de 10 centimes est donc substantielle (et équitable puisqu'elle était en vigueur en métropole depuis un an). Cependant d'après les prix des denrées que Paul annonçait en février, il lui faudrait encore plus de 3 jours de solde pour s'acheter un... camembert.
6) - "7ème note américaine" : celle du 18 avril 1916, qui condamnait fermement la politique de guerre sous-marine à outrance de l'Allemagne.
7) - "que les précédentes" : allusion à la "Promesse du Sussex" du 4 mai 1916 (voir la lettre de Paul du 9 mai 1916) par laquelle l'Allemagne garantit notamment aux USA qu'elle ne coulera plus ses navires. Le problème du commerce maritime américain est qu'il bute sur le blocus maritime anglo-français (de fait essentiellement britannique) qui l'empêche de commercer directement avec l'Allemagne, tant pour lui vendre que pour lui acheter des marchandises. Le Président Wilson cherche avant tout à restituer la liberté du commerce maritime des USA (et plus généralement des pays neutres).
8) - "le Chancelier" : Theobald von Bethmann Hollweg.
9) - "Poincaré à Nancy" : le Président de la République Raymond Poincaré, sénateur de la Meuse, a choisi sa ville de Nancy pour s'adresser aux Français le 14 mai 1916. Son discours honora les morts (un thème que le Président affectionnait et qu'il développera plus avant dans son discours du 14 juillet prochain), encouragea les militaires français ("on les aura !") et revivifia l'Union sacrée (en citant des Français méritants, soit 3 civils, deux généraux et un évêque). Le contenu émouvant et difficile à résumer signifiait que la guerre continuait, à Verdun comme ailleurs...
10) - "Allemagne" : une stratégie de type culturel visant à affaiblir le Reich tout en permettant aux Alliés de signer une éventuelle paix avec les Allemands, consistait à opposer la Prusse, porteuse aristocratique du militarisme, du nationalisme et de l'expansionnisme, à l'Allemagne, commerçante et industrieuse, libérale et bourgeoise. Cette opposition caricaturale eut cours pendant toute la guerre mais fut particulièrement active dans la presse française en 1916 du fait de Verdun, où les Français espéraient obtenir la victoire en comptant sur une capitulation des soldats allemands se rebellant contre leurs officiers prussiens, tout en préparant les Poilus à accepter une paix que le thème des "atrocités allemandes" - jusqu'alors motivant - ne permettait pas de justifier.
11) - Paul mesurait 1,55 m.
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