vendredi 16 septembre 2016

Lettre du 17.09.1916

Portrait de Mme de Thèbes



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Au col de Touahar, le 17-9-16

Ma Chérie,

J’ai ta lettre du 7 courant, et comme, par un hasard miraculeux, nous sommes de repos aujourd’hui, dimanche, je vais pouvoir te répondre sans trop de retard. Ce qui importerait en effet beaucoup en ce moment, ce serait de connaître aussi exactement que possible l’état de nos finances dans la maison L. L. (1) et Cie, tout en sachant combien L. a porté sur le fameux compte d’assurance pour loyers et patentes à payer après la guerre, notamment à Anvers et Gand (2). Je viens donc d’écrire dans ce sens à Mr. Penhoat qui venait de m’écrire précisément à ce sujet. Je lui ai recommandé de remettre son affaire à Me Bonamy qui, étant ainsi l’avoué de nous deux, sera un tout petit peu plus empressé de nous tenir au courant, bien que je n’escompte pas la levée du séq. avant la fin de la guerre. 
Pour ce qui est de l’avenir, je n’ai point d’idée bien arrêtée. Nous demandons la dissolution seulement pour le cas où il y aurait perte de 1/4 du capital, comme je l’ai dit dans la lettre. Je ne crois toujours pas que L. en voyant que j’obtiendrai la naturalisation consente à se séparer de nous, de crainte que nous lui fassions la concurrence.
Qu’est-ce que Mme Penhoat a donc de si intéressant à faire avec Mme Malaret ; et M. (3) n’a-t-il rien raconté de l’état actuel des affaires du bureau de Bordeaux ? Ou de celles de Mr. Siret ?
D’après le dernier cri de guerre (4), nous resterions ici jusqu’en Octobre ce qui aurait au moins ceci de bon que nous ne marcherions pas en colonne. Mais la tiraillerie ne s’arrête pas non plus et il y a eu déjà plusieurs affaires assez sérieuses ici. Et le cimetière de Touahar s’agrandit ... Les bicots (5) s’ingénient à détruire les lavabos, abreuvoirs et sources aménagés par nous à quelques centaines de mètres du camp dans un ravin et le matin en descendant, nos hommes ont eu à recommencer le travail de la veille. Maintenant le Commandant fait tous les soirs braquer deux mitrailleuses sur ce ravin et à chaque instant de la nuit cela crache - ce qui n’est pas précisément fait pour laisser dormir les poilus. Enfin, on s’y habitue avec le temps et les bicots s’abstiennent de nous embêter là-bas.
Sur le front cela a l’air de marcher et je reste toujours persuadé qu’on en finira cette année. Te rappelles-tu la petite histoire qu’on racontait déjà lorsque nous étions à l’école ? Lors de la révolution de 1848 Guillaume I, régnant alors à la place de Frédéric-Guillaume IV comme prince régent, devait se réfugier en Angleterre où il vivait à Londres sous le nom de Muller en 1848/49 (6). Il y consultait une bonne femme, genre Mme de Thèbes (7), sur son avenir. Celle-ci lui prédisait qu’il serait empereur en alignant les chiffres de l’année comme suit :
            1849                            1871
                   1                                   1
                   8                                  8
                   4                                  7
                   9                                  1
Empereur en 1871     Mort en 1888
Elle ajoutait que comme il y avait 3 fois le chiffre 8 dans le 1888, il y aurait 3 empereurs de la dynastie des Hohenzollern et se servant de nouveau de ce chiffre 3 et de 1888, elle prédisait la fin de la dynastie de la façon suivante : 1888
           1
   8
   8
   8
     1916
Il ne peut donc pas faire le moindre doute que la maison Hohenzollern finira en 1916 (8)
Qu’il en soit ainsi !
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

Paul



Notes (François Beautier)
1) - "L.L" : Lucien Leconte, dont Paul est l'un des deux associés. 
2) - "Anvers et Gand" : ports où la maison Leconte possède des bureaux, des succursales ou des parts de sociétés de courtage maritime.
3) - M., Malaret : ancien employé de Paul au bureau de Bordeaux, de même que Mr. Siret, qui est aussi le neveu d'Hélène, l'employée de Marthe.
4) - "cri de guerre" : la rumeur circulant dans le régiment.
5) - "les bicots" : il s'agit précisément de rebelles de la tribu des Rhiatas. La redoute de Touahar où stationne le groupe de Paul domine le col et le village indigène de Touahar, ainsi que l'oued Innaouen qui coule beaucoup plus bas. 
6) - Le prince Guillaume (frère cadet de Frédéric-Guillaume IV) fut temporairement chassé du pouvoir et d'Allemagne par la Révolution libérale de 1848. 
7) - Madame de Thèbes, de son vrai nom Anne-Victorine Savigny (1845-1916) était une célèbre voyante et chiromancienne française. Elle passe pour avoir été consultée par Marcel Proust, qui parle d'elle dans La Recherche. 

8) - la maison de Hohenzollern finira en 1916" : tout l'exercice de numérologie qui précède sert à "fonder" cette prédiction dont Paul souhaite "qu'il en soit ainsi". Cependant la Maison de Hohenzollern ne s'est éteinte ni en 1916, selon ce calcul, ni en 1918 avec l'abdication de Guillaume II empereur d'Allemagne et roi de Prusse puisqu'il existe toujours des descendants qui prétendent à ces titres. Quant à Guillaume, il ne "sort pas de" la révolution libérale de 1848 puisqu'il devient prince-régent de Prusse en 1858 lorsque son frère aîné Frédéric-Guillaume IV, atteint d'une congestion cérébrale, devient incapable de régner. Cependant, la révolution de mars 1848 l'a chassé de Berlin alors qu'il était gouverneur de Poméranie et chef de plusieurs régiments militaires. Surnommé "Prince la mitraille" après qu'il ait fait tirer sur les manifestants, il vit son château incendié et dût se réfugier quelques temps en Angleterre (l'emploi d'un faux nom n'est guère crédible que pour rendre visite à une diseuse de bonne aventure puisque Guillaume de Hohenzollern était officiellement accueilli par la branche saxonne de sa famille en tant que petit-fils de la Reine Victoria alors au pouvoir), ce qui "justifie" la date de 1849. Il devint effectivement empereur d'Allemagne en 1871 et mourut en 1888...

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