Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Touahar, le 28 Septbr 1916
Ma Chérie,
Je reçois le même jour tes lettres des 18 et 20 courant.
Quelle bêtise que d’aller au-devant des difficultés et des histoires ! Je t’avais déjà dit l’autre jour de ne pas pousser plus loin l’affaire de Mme Robin (1), attendu qu’après la guerre il y aura probablement une loi accordant une diminution de loyer aux mobilisés. Donc, en attendant, nous ne pouvons qu’y gagner. Et tu vas exprès trouver Mme R. pour aller sommer de payer !!! Il en est ainsi avec beaucoup de tes démarches. L’histoire de l’école (2) par exemple. Quel but pratique vois-tu donc là-dedans ? De payer 300 Frs. pour apprendre des choses qui ne te serviront probablement jamais, vu les enfants que tu ne peux pas abandonner ? Tu constates toi-même avec juste amertume que même des amis et connaissances auxquels tu ne demandes rien, se laissent contaminer par l’antibochisme (3) et tu te figures qu’un patron auquel tu demandes un emploi ne regarde pas à ta nationalité ? Je me suis engagé dans la Légion volontairement, obéissant à mon sentiment, tout en pensant que ma famille serait tranquille ainsi pendant la guerre. S’il est malheureusement vrai que tu as eu des embêtements qu’on aurait pu réellement avoir la délicatesse de t’éviter, il ne reste pas moins vrai que personne ne m’a forcé de venir ici : La préfecture a voulu me délivrer un passeport pour l’Espagne : j’avais la veille de la guerre une vingtaine de mille francs dans une caisse et j’aurais donc tranquillement pu aller vous rejoindre à St Sébastien (4). Je ne l’ai pas fait, et, après plus de 2 ans de guerre, il est logique que je reste à mon poste sans demander d’aller dans un camp de concentration (5) où je serais hors de danger, mais ce qui me ferait violer ma signature apposée sur mon acte d’engagement, comme j’aurais été malhonnête d’aller avec les fonds de la maison en Espagne. Le gouvernement ne m’a point garanti en échange que mes biens seraient respectés et s’il les a séquestrés 4 mois plus tard j’ai, malgré tout, la confiance qu’on me les rendra. Tu ne demanderas donc point au Garde des Sceaux de me faire retirer du régiment, mais si tu en as si gros sur le coeur tu peux lui exposer, si tu veux, notre situation et l’injustice que tu vois dans le fait que L., le seul de nous trois (6) resté chez lui, tâche de frustrer ses 2 associés, tous les 2 sous les drapeaux ! Quant à la procuration qui te permettra d’aller vérifier les comptes avec Mr Penhoat, je te la donnerai promptement le moment venu. Il suffit cependant pour le moment que Mr. P. et le séquestre demandent la remise des comptes exacts de la maison, après quoi on décidera. Penhoat du reste s’y connaît aussi suffisamment.
Mr. Penhoat est du reste presque dans le même cas que nous. Il avait en Août 14 seulement 8000 Frs. environ en caisse, tandis que moi j’en avais retiré 3000. Mais ces 8000 Frs. sont naturellement mangés en 2 ans et la maison Jn. P. (7), si elle peut être continuée plus tard sous le même nom par P. figure bien entendu sur les comptes de L.L. et Cie (8).
Mon ami Sanders de T.P. Thomas & Co Cardiff (9) m’envoie quelques journaux anglais par lesquels je vois que malgré les raids répétés des Zeps (10), on ne juge pas en Angleterre la guerre d’un point de vue aussi passionné qu’en France, mais beaucoup plus froidement. Les Allemands tâchent d’obstruer le canal de Suez ? All right (11)! Après la guerre et pendant 5 ou 10 ans leurs bateaux n’y passeront pas. Ils torpillent nos bateaux ? Well (12) - mais ce qui leur restera de leur flotte de commerce viendra remplacer après la paix notre tonnage perdu. Reste seulement à savoir lequel de nous sera le plus fort. Nous sommes sûrs de notre victoire - tout le reste se règlera tout seul.
Dans un journal anglais illustré, le “Daily Mirror” (13), je trouve bien par ci par là l’expression “The Huns” (14) mais c’est plutôt une exception. L’ami Watson (15), qui était comme capitaine dans l’armée anglaise, ne m’a pas donné de ses nouvelles depuis 2 mois. Serai-il blessé ou tombé ?
L’idée de Georges au sujet des prisonniers n’est pas banale. Elle prouve incontestablement que le petit bonhomme commence sérieusement à penser (16). Ne marques-tu pas la taille des enfants à la porte de la cuisine ? Je me figure toujours Suzanne comme ayant le plus grandi et changé. L’expression de sa petite figure sur la dernière photo n’est plus du tout aussi “bébé” - comme j’aurais aimé la revoir !
Le citoyen Abd el Malek (17) commence de nouveau à donner de ses nouvelles et nous promet une campagne d’hiver qui prouvera une fois de plus qu’il faut des soldats et des officiers au Maroc ! J’aurais réellement préféré passer ici encore tout un mois que de grimper les mamelons du côté d’Ain Drop et y patauger dans la boue. Le poste d’ici sera bien mieux fait et aménagé que les autres que j’ai vus jusqu’ici. Tous les bâtiments sont construits en pierre et la Compagnie qui prendra garnison ici n’aura plus grand’chose à faire car le poste sera livré “clefs en mains”.
Comme il faut quand même songer à la campagne d’hiver, je te prie de m’envoyer à l’occasion un de mes caleçons d’hiver et une paire de gants chauds. Mais ne m’envoie pas d’argent - c.à.d. en Octobre - car je n’ai presque rien dépensé ce temps-ci.
Mes meilleures caresses.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Mme Robin" : logeuse des Gusdorf à Caudéran. Marthe s'obstine à vouloir lui payer ponctuellement et intégralement ses loyers alors que Paul voudrait profiter du moratoire qui les retarde de trois mois et du plafonnement consenti en faveur des familles de soldats sous les drapeaux.
2) - "l'école" : Marthe s'est inscrite à des cours d'hôtellerie.
3) - "antibochisme" : ce mot existait à l'époque pour désigner un antigermanisme à la fois populaire (instinctif) et radical (racial). Paul l'emploie pour la première fois pour mieux souligner l'iniquité de sa situation : alors qu'il a fait le choix raisonné de s'engager dans l'armée française, sa famille et lui-même subissent "l'antibochisme" et ses biens sont séquestrés.
4) - "Saint-Sébastien" : ville balnéaire - alors huppée et très cosmopolite - de la côte basque espagnole où Marthe et les enfants se trouvaient en vacances au moment de la mobilisation générale française du 2 août 1914.
5) - "camp de concentration": camp de regroupement où l'on internait les civils étrangers. Il y eut 60 à 70 de ces centres en France et en Algérie.
6) - "nous trois" : les associés Leconte, Penhoat et Gusdorf.
7) - "maison Jn. P." : Il semble que Jean Penhoat ait constitué à son nom, et avec ses propres fonds, une succursale de la société Leconte.
8) - "L. L. et Cie" : société Lucien Leconte & Compagnie (dont Penhoat et Paul Gusdorf sont associés)
9) - "T.P. Thomas & Co. Cardiff" : cette société a déjà été diversement désignée à 4 reprises en 1916 dans le courrier de Paul, les 23 janvier, et 3, 6 et 20 février. Il semble qu'il s'agisse d'une société galloise à la fois partenaire et concurrente de celle de Paul, et que Sanders, l'un de ses employés, soit devenu l'un des amis de Paul.
10) - "les Zep." : les Zeppelins, ballons dirigeables allemands, bombardèrent Londres et le sud de l'Angleterre à plusieurs reprises en 1914, 1915 et 1916 (ce que l'Histoire retient sous le nom de "First Blitz"), et allèrent jusqu'en Écosse en 1917.
11) - "All Right !" : "Très bien !"
12) - "Well !" : "Hé bien !"
13) - "Daily Mirror" : journal britannique lancé en 1903, devenu en 1904 le premier au monde illustré exclusivement de photographies. Populaire - mais pas populiste - et conservateur, réputé sérieux et bien informé, il est durant la Grande Guerre la première fenêtre des Britanniques sur les opérations de leurs armées.
14) - "The Huns" : Les Huns. Paul réprouve comme passionnelle, donc aveuglée, l'assimilation des Allemands de 1914-18 aux hordes d'Attila au Ve siècle.
15) - "L'ami Watson" : le dernier courrier adressé à Paul par cet ami britannique date de mai 1916 (voir la lettre de Paul du 15). Watson y annonçait son départ pour le front français. Entre temps les Alliés franco-britanniques ont déclenché le 1er juillet la terrible Bataille de la Somme (alors encore active, elle ne s'achèvera qu'en novembre) au cours de laquelle moururent ou disparurent 206 000 Britanniques : Paul a de bonnes raisons de s'inquiéter du sort de son ami.
16) - sérieusement à penser" : ce "petit bonhomme" deviendra le grand philosophe Georges Gusdorf.
17) - "Abd El Malek" : considéré comme le chef des rebelles marocains, plutôt conservateur que révolutionnaire, Abdelmalek est alors "la bête noire" des Français. Paul le dit "citoyen" par antiphrase. Cet émir, colonel des renseignements puis général ottoman, devenu agent de l'Allemagne pour introduire la "Révolte arabe" au Maghreb au profit de l'Allemagne, reprend l'offensive en bordure sud du Rif neuf mois après avoir de justesse échappé à la Légion en janvier-février 1916. Son camp sera de nouveau détruit en avril 1917 ; sa stratégie d'empêchement de l'unification du Maroc par les Français sera définitivement brisée par Lyautey en juin 1917 ; lui même sera tué par l'Armée française près de Tétouan en août 1924.
18) - "Aïn Drop" : En fait "Aïn Dro". Paul n'est jamais encore allé sur ce site proche de l'oued Hanimou, sur le versant sud du Rif; le Groupe mobile de Taza (dans lequel il est parfois versé) conserve le très mauvais souvenir d'y avoir été attaqué de nuit, en novembre 1915, par les rebelles d'Abdelmalek.
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