Caïds arabes |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Touahar, le 23 Octobre 1916
Ma Chérie,
Je t’écris aujourd’hui dans une tranchée authentique du petit poste n° 2 du Col de Touahar, dont les Tirailleurs prétendent qu’elle est “kif kif en France“ (1) et dont le parapet (2) couvert de pierres plates me sert de table - assez haute pour me permettre d’écrire debout. Nous y sommes à environ 2 km du camp (3) pour surveiller quelques ravins et la vallée où le chemin de fer Taza-Fez va passer d’ici un an ou deux. En face, de l’autre côté du fleuve, il y a sur un vaste plateau plusieurs villages et maisons isolées comme encadrés par des oliviers, les ruines de Beni M’Gara (4) (détruit en 1914 par le Général Gouraud et de nouveau en Juillet 1916 par nous) et sur la droite, mais loin, les postes de Koudiat et Biat (5) et, à peine visible, Mat Matta (6). Au fond des chaînes de montagnes dont quelques-unes de 3000 m (7) de hauteur. De temps à autre, lorsqu’on voit des bicots dans les jardins et villages en face, les 75 du poste envoient quelques obus qui sifflent au-dessus de nos têtes et les spahis sur notre droite tirent des coups de fusil à des distances telles qu’ils sont sûrs de rater chaque fois leur but (8).
Ta lettre du 13 m’a été portée tout à l’heure par l’homme qui venait avec le précieux pinard et le café : nous sommes toujours à Touahar, contrairement au prévisions, mais le temps a été jusqu’ici très beau. Ce n’est qu’hier que nous avons eu - aussitôt après la revue passée en l’honneur de la remise du drapeau au poste - une pluie violente qui a duré jusque dans la nuit. Ton pronostic pour Suzanne m’a fait bien rire : comment peux-tu, à une fillette de cet âge, émettre une pareille supposition ? Ou bien est-ce que tu te bases sur une certaine M. St. (9) dont Suzanne a les yeux ? Le truc du Cinéma est certainement de la fantaisie. Car si l’on peut prendre des films d’une revue, ou d’une ville quelconque, il est très difficile d’en prendre d’un engagement en pleine brousse et où l’on ne voit que très difficilement l’ennemi (10). Si le cinéma avait représenté la revue de la garnison de Taza passée par le Général Lyautey (11), vous auriez pu me voir, car j’étais au premier rang et le Général, accompagné du Colonel Charlet (12) s’est arrêté à deux pas de moi pour parler à un officier. Comme “populo” il y avait trois ou quatre bicots qui vendaient du thé et de la kesra (13) ... Les Kaïds (14) naturellement viennent à ces occasions en grande tenue mais c’était à peu près tout - du moins à Taza.
Je te disais déjà dans ma dernière lettre que moi aussi j’ai cessé de prendre les journaux au sérieux. Je te citais entre autres l’article de Henriot (15) du Journal, ”Comment le Maroc fut pacifié”, comme spécimen et je m’étonne réellement que nos officiers ou ceux des Tirailleurs ou Bat D’Af (16), ne protestent pas contre de telles fantaisies. Car il n’y a aucun homme parmi les troupes actives au Maroc qui ne s’indigne pas sur le rôle que jouent ici ces “braves vieux territoriaux” (17) - rôle qui se borne à monter la garde dans des postes construits par nous autres, à fournir des employés à droite et à gauche et à faire de la musique. Ils ne participent point aux colonnes, et si, par hasard, ils envoient une section pour protéger un convoi, ils rouspètent comme seuls les hommes du Midi savent rouspéter. Parmi les 1000 ou 1100 morts de l’affaire de Kénitra (18), il n’y avait point de Territoriaux à ce que je sache. Et que dire de ces articles sur le sort futur de la femme de M. de Walfelen (19) dans le Journal ? C’est tout simplement ridicule de vouloir tout revendiquer pour elle, tous les charmes et tous les honneurs, et de se moquer en même temps sur les femmes d’autres nationalités qui, somme toute, doivent faire actuellement aussi leur devoir !
Enfin, pourvu qu’on voie un jour la fin de tout ce charivari et qu’on puisse en parler au coin du feu ou les pieds sous la table, ce qui ne m’est plus arrivé depuis 21 mois.
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois mes meilleurs baisers.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "kif kif en France" : identique en France. Or ni Paul ni Marthe ne peuvent en juger, ce qui rend étonnant qu'ils s'en remettent à la parole de Tirailleurs sénégalais ayant combattu en métropole.
2) - "le parapet" : le rebord, constitué par le déblai de la tranchée. En métropole, il était improbable (hors mise en scène de "bourrage de crâne" dans une tranchée d'arrière) que le parapet soit recouvert d'un dallage.
3) - "du camp" : du fortin originel (ou "poste 1") de protection du col de Touahar.
4) - "Beni M'Gara" : cette même casbah (chef-lieu de la tribu rebelle des Beni M'Gara) qui se trouve sur un replat du versant du Djebel Tazzeka, au sud de l'oued Innaouen, a été réattaquée en septembre 1916 par le groupe mobile de Taza (Paul a rapporté dans sa lettre du 22 septembre 1916 avoir entendu les tirs des canons des postes de Bab Merzoka et de Koudiat sur ce lieu habité).
5) - "Koudiat et Biat" : Koudiat El Biad est un poste français établi en mai 1914 sur un méandre de l'oued Innaouen en face de la confluence de l’oued Amelil. Il est protégé par le poste de Bab Merzoka, construit au-dessus en juin 1914.
6) - "Mat Matta" : en fait "Matmata", poste français situé à l'ouest de celui de Koudiat El Biad, en aval sur l'oued Innaouen, en direction de Fès. Dans toute cette description, Paul se situe sur la rive droite de l'oued Innaouen et regarde vers le sud en direction du Jbel (Djebel) Tazzeka (1 980 m.).
7) - "3 000 m." : Paul voit loin au sud-sud-est du Djebel Tazzeka, "au fond", le point culminant du Moyen Atlas, le Jbel Bou Naceur, qui atteint 3 340 m.
8) - "leur but" : les tirs de canon de 75 mm proviennent du poste n°1 qui surplombe au nord le poste n°2 où se trouve Paul. Ils visent la casbah des Beni M'Gara qui se situe au sud. Les tirailleurs savent leurs balles perdues mais dissuasives d'une descente des rebelles en direction de l'oued Innaouen et du col de Touahar, c'est-à-dire vers les postes 1 et 2.
9) - "M. St." : Paul désigne ainsi - comme une étrangère - sa propre épouse, Marthe Sturm (mère de Suzanne).
10) - "l'ennemi" : il n'existe pratiquement aucun film de combat réel de la Grande guerre. Il n'est pas rare pourtant que l'on fasse passer pour tels des films de reconstitution voire de pure fiction.
11) - "Général Lyautey" : le général Hubert Lyautey a effectivement effectué en octobre-novembre 1916 un grand déplacement en compagnie de représentants des autorités civiles et militaires françaises et marocaines (avec représentation du gouvernement du sultan - le Makhzen - et invitation des chefs tribaux), pour démontrer la pérennité de la jonction établie par lui en mai 1914 entre les Maroc oriental et occidental, en faisant des étapes très médiatisées à Oujda, Taza, Fès, Kénitra, Rabat et Casablanca. La presse métropolitaine rendit notamment compte de la cérémonie organisée dans ce cadre en présence du sultan à Fès le 9 octobre 1916.
12) - Colonel Charlet : en fait Lieutenant-colonel, Joseph Charlet avait pris en février 1916 le commandement du territoire et du groupe mobile de Taza. Il est d'usage, à l'armée, que les subalternes désignent les lieutenant-colonels du grade dont ils tiennent les fonctions sans en avoir le titre (un "lieutenant-colonel" est de ce fait salué par ses hommes d'un "mon colonel").
13) - "kesra" : traditionnelle galette de pain.
14) - "les Kaïds" : les caïds sont des notables locaux - le plus souvent chefs de tribus - traditionnellement chargés d'administration, de police et de justice par les sultans.
15) - "Henriot" : Paul a nommé dans sa lettre précédente (datée du 19 octobre) l'homme politique lyonnais Herriot. Le "Henriot" dont il mentionne maintenant un article du Journal est peut-être la même personne. S'il s'agit vraiment d'un journaliste dénommé Henriot, alors ce n'était pas à Édouard Herriot que Paul se référait, mais à Henri Henriot (dit Henriot, de son vrai nom Henri Maigrot), célèbre caricaturiste employé au "Journal amusant", au "Charivari" (qu'il avait dirigé avant guerre), à "L'Illustration", ou encore à "La Baïonnette" (qu'il avait fondé en 1915). Cependant on ne retrouve aujourd'hui aucune trace dans les archives de ces journaux d'un article de lui à cette époque traitant de la pacification du Maroc. Il demeure donc plus probable qu'il s'agisse d'un texte d'Édouard Herriot qui s'intéressait à ce moment au soutien de la présence française au Maroc et plus généralement dans le monde arabe, et qui parlait d'Hubert Lyautey en des termes très élogieux.
16) - "Bat' d'Af'" : Bataillon d'Afrique.
17) - "vieux territoriaux" : soldats trop âgés (plus de 34 ans,) pour être employés en première ligne. Paul - qui est un "jeune" territorial depuis avril - en a parlé dans sa lettre du 5 octobre précédent. L'article du Journal qui déclenche sa colère (et qui n'est malheureusement plus identifiable) attribuait vraisemblablement les succès de l'armée française contre les rebelles au Maroc à ces vieux soldats, ce qui revenait à minimiser l'intensité et la brutalité des affrontements sur ce front.
18) - "affaire de Kénitra" : Paul évoque en fait la ville de Khénifra près de laquelle se déroula le 12 novembre 1914 la terrible défaite française d'El Herri face aux rebelles regroupés par les Zayanes dirigés par Moha Ou Hammou. Ce combat imprudemment déclenché par le Colonel Laverdure provoqua en une dizaine d'heures la mort de 623 militaires français (dont 33 officiers), et en blessa 176 (dont 5 officiers). Cette débâcle sans précédent en Afrique du Nord marqua surtout les esprits par le fait que seulement 5 des 43 officiers en réchappèrent. On peut se demander pourquoi Paul se réfère à ce désastre au risque d'inquiéter son épouse : en fait, il ne trouve pas de meilleure référence pour contredire l'article du Journal qui a provoqué sa colère et pour la (et se) convaincre qu'il mène lui aussi la vraie Grande Guerre (à la même époque s'achève la bataille de Verdun : le fort de Douaumont est repris le lendemain - le 24 octobre 1916 - par les Français et la bataille sera déclarée officiellement achevée à la mi-décembre 1916, mais la Bataille de la Somme beaucoup plus meurtrière s'éternise jusqu'en novembre).
19) - "M. de Walfelen" : possible allusion obscure à une lignée aristocratique du duché de Brunswick (où Paul naquit). La lettre du 5 novembre 1916 mentionne un "Mr de Waleffe" qui semble bien mieux correspondre à ce qu'en dit Paul puisqu'il s'agit d'un auteur et journaliste français spécialisé dans l'apologie volontiers xénophobe des femmes françaises : Maurice de Waleffe (1874-1946), auteur notamment d'un "Héloïse amante et dupe d'Abélard (la fin d'une légende)" publié dans la Collection des Femmes illustres (éditions d'art et de littérature), à Paris, en 1910.
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