Aïd el Kebir, 1918 |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Touahar, le 8 Octobre 1916
Ma Chérie,
J’ai sous les yeux ta lettre du 27-9. Voilà maintenant plus de 40 jours que nous couchons sous la guignole (1) en tenue de campagne, sans avoir eu l’occasion de quitter les vêtements une seule nuit. Et si je pense que nous en avons encore pour un bon mois avant de rentrer dans notre confortable home à Taza où une colonne nous attendra sans doute, je ne suis précisément pas porté à chanter ... Certes, à en juger par les discours prononcés ce dernier temps par les Briand, Bethmann et Lloyd George (2), on serait tenté de croire que nous sommes plus éloignés de la paix que l’année dernière à cette époque. Mais je ne me dépars pas de cette idée que les négociations de paix ressemblent absolument à des négociations commerciales : le vendeur clame qu’il n’a rien de disponible et l’acheteur qu’il n’a besoin de rien, le tout dans le but d’obtenir l’un le prix le plus élevé et l’autre les meilleures conditions. C’est à dire que je n’attribue pas plus de valeur que cela aux déclarations plus ou moins officielles qui, nécessairement, doivent être calculées non seulement de rassurer le propre pays, mais encore de paraître fort vis à vis de l’étranger. Donc, le Chancelier allemand ne proclamera pas à la tribune du Reichstag (3) qu’il doute de l’issue de la guerre avant que tout commence à s’écrouler ... Pour dire le fond de ma pensée : les affaires dans le genre de celle de Mme Holt (4) me vexent beaucoup plus que la mise sous séq. car là je ne vois réellement pas l’utilité d’intervenir et je trouve même cette intervention absurde (je dirais ridicule si elle n’était pas si triste).
Siret (5) ne doit certainement pas faire grand’chose dans notre genre d’affaires en ce moment, vu que les fournitures de charbon sont toutes contrôlées par l’Etat et doivent avoir très rarement des garanties. J’incline à croire qu’il travaille pour le compte d’une maison bordelaise quelconque. Dans tous les cas, ce n’est pas de ce côté que je m’inquiète, bien que je considère Siret comme un employé très dévoué et zélé. Le fait que ni Malaret ni Wool. (6) n’entendent rien de Siret prouve du reste qu’il ne doit pas paraître beaucoup.
Il serait certes dommage que tu t’arrêtes dans tes études anglaises. Mais si réellement tu avais des difficultés nous continuerons après la guerre.
Ici on vient de m’appeler pour traduire un passage d’un message sans fil (7) du communiqué anglais disant qu’un nouveau coup de théâtre se prépare sur le front et on m’a remis en outre ta lettre du 29 Septembre dont je te remercie. Mais je ne puis toujours point me figurer qu’avec tous les soins qu’exigent les enfants et la maison, avec surtout les questions interminables des gosses tu ne trouves pas moyen de surmonter tes idées noires. Regarde donc tous les autres qui souffrent la plupart du temps encore beaucoup plus que toi ! Ce n’est certainement pas l’héroïsme ou l’abnégation qui les fait paraître heureux - j’en suis profondément persuadé - mais en-dehors du tempérament la réflexion que toutes les larmes du monde ne parviennent pas à changer la situation - c’est si tu veux une fatalité ! Je te joins quelques coupures du journal “Paris-Midi” (8). L’article sur Theodor Wolf (9) te donnera quelques renseignements intéressants sur la presse allemande et sur le rôle du Berliner Tageblatt en particulier. Les Billets de Midi sont aussi bien écrits et si l’on met la phrase sur l’effroyable laideur des femmes à part (10), les idées du journaliste sur la vie allemande sont très justes.
Les musulmans ont aujourd’hui la “fête du mouton” (11) et nous autres aussi en avons eu à midi. Hier j’étais avec un tirailleur qui, après la bataille de Charleroi (12), a été soigné à l’hôpital St André (13) à Bordeaux. Il avait eu 2 balles et un éclat d’obus et ... se trouve aujourd’hui aussi bien que moi avec ses 14 ans de service.
Mes meilleures caresses pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "la guignole" : petite tente militaire.
2) - "Briand, Bethmann et Lloyd George" : chefs des gouvernements français, allemand et britannique. Aristide Briand fut Président du Conseil des ministres français d'octobre 1915 à mars 1917. Theobald von Bethmann Hollweg fut chancelier du Reich allemand de 1909 à 1917. David Lloyd George fut Premier ministre du gouvernement britannique de décembre 1916 à octobre 1922 (à la date de la lettre de Paul - 8 octobre 1916 - il était encore Ministre de la Guerre du gouvernement d'Herbert Asquith). Ces trois responsables politiques poussaient alors leurs pays respectifs à donner un dernier coup de rein pour obtenir la victoire sur les deux principaux fronts, à Verdun et sur la Somme.
3) - "Reichstag" : Parlement allemand. En effet, en ce début octobre 1916, il apparaît évident que l'Allemagne a perdu toute chance de "percer" à Verdun et de faire refluer les Franco-Britanniques sur la Somme.
4) - "Mme Holt" : Cette femme est mentionnée dans les lettres du 16 et du 25 février 1916 sans aucune précision, mais on comprend qu’il s’agit du professeur d’anglais de Marthe. Cette Mme Holt, peut-être de nationalité étrangère ou d'origine étrangère (anglaise ?), qui fréquente une “ressortissante ennemie” (Marthe), et qui vit (vraisemblablement) à Bordeaux (l’un des ports essentiels à l’alliance militaire franco-britannique) présentait tous les traits d'une potentielle espionne... On peut supposer que Paul en était révolté parce qu'il était lui-même soupçonné de trahison potentielle (la suspicion était alors générale puisque les armées ne "perçaient" pas).
5) - "Siret" : employé de la Société Leconte à Bordeaux, ami de Paul et père d'Hélène (employée de maison de Marthe).
6) - "ni Malaret ni Wool." : Malaret était un employé de Paul à Bordeaux ; Wooloughan était un ami américain, à la fois concurrent et relation d'affaires de Paul à Bordeaux.
7) - "message sans fil" : par radio.
8) - "Paris-Midi" : seul journal quotidien français paraissant alors à midi (en concurrence de “Paris-Soir”).
9) - "Theodor Wolf" : en fait Theodor Wolff, héritier de l'agence de presse Wolff (dont Paul a déja parlé dans sa lettre du 22 février 1916) et rédacteur en chef, de 1906 à 1933, du quotidien libéral allemand Berliner Tageblatt. A plusieurs reprises le gouvernement allemand avait refusé des interviews à ce journal au prétexte qu'il "interprétait" ses déclarations. En fait, il s'agissait de contraindre le journal à devenir un relais de la propagande officielle, que Theodor Wolff ne cessait de critiquer. Au début de l'été 1916, il contesta ainsi le dénigrement officiel des nations ennemies et de leurs gouvernements en relevant que pour signer une paix équitable il faudrait bien un jour reconnaître aux Alliés une certaine humanité et intelligence. Le gouvernement impérial réagit en censurant le quotidien pendant le mois de juillet 1916. Toute la presse alliée en parla, ce qui conduisit les autorités allemandes à suspendre la censure frappant le Berliner Tageblatt.
10) - "à part" : Marthe est allemande...
11) - "fête du mouton" : appellation saugrenue mais répandue de la fête musulmane de l'Aïd al-Adha ("fête du sacrifice") ou Aïd al-Kabir ("grande fête") qui consiste non pas à fêter un mouton mais à le sacrifier en mémoire de l'interdiction divine du sacrifice d'un fils demandé à Abraham (Ibrahim).
12) - "Bataille de Charleroi" : elle se déroula du 21 au 23 août 1914 et opposa les troupes françaises dépêchées en Belgique et les troupes allemandes violant la neutralité belge pour gagner le littoral de la Manche (espace essentiel à la sûreté britannique) et envahir le nord de la France (région essentielle à ses industries d'armement). Au même moment les Anglais se battaient pour protéger Mons. Ces deux troupes alliées furent balayées malgré l'héroïsme dont elles firent preuve.
13) - "Hôpital Saint-André" : très célèbre hôpital du centre-ville de Bordeaux, fondé au XIVe siècle, évidemment réquisitionné pendant la Grande Guerre, aujourd'hui CHU (Centre hospitalier universitaire). Tout ce passage de la lettre de Paul semble répondre à une double interrogation implicite de Marthe : "te remettrais-tu d'une blessure par balle ; pourrais-tu être hospitalisé à Bordeaux ?"
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