Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Ma Chérie,
Je te confirme ma carte d’hier, écrite aussitôt après réception de ta lettre du 24 et du mandat. Comme déjà dit, j’ai fait de notables économies depuis que nous sommes ici de telle façon que je vais toucher demain seulement ton mandat du mois d’Août, tout en ayant encore des cigarettes jusqu’au 15 courant au moins. Il est donc inutile de m’adresser un autre mandat avant le mois de Novembre. Il est du reste certain que nous ne rentrerons pas à Taza avant le 5 Novembre au plus tôt, et comme ici on ne peut rien acheter en dehors des produits d’une tribu voisine (1), la vie est peu coûteuse. Je mange cependant 3 à 4 oeufs par jour (13 pour 1 Fr) et de temps à autre je fais rôtir avec un camarade un beau poulet (2 Fr). Comme on a des cigarettes potables à 1 ct pièce, mon prêt suffit largement pour l’achat du tabac, car le tabac pour la pipe ne coûte presque rien (3 sous le paquet suffisant pour 1 semaine) et les allumettes ne valent que la moitié des produits français.
Meknès (2) est une des grandes et jolies villes du Maroc, située à une cinquantaine de kilomètres au-delà de Fez, donc loin de Taza. Depuis que cette ville (qu’il ne faut pas confondre avec les 2 villages de Maknassa (3) à côté de Taza) n’est plus ce qu’on appelle un poste avancé, il n’y a plus de Légion à Meknès (4), mais seulement des troupes indigènes (Tabor) (5) et des Territoriaux (6). C’est probablement dans ces derniers que se trouve le permissionnaire en question ! Si je comprends encore à la rigueur la suppression des permissions pour les Légionnaires austro-allemands, il y a d’autres dispositions qui me sont absolument incompréhensibles. C’est ainsi que ceux qui ont fini leur engagement de 5, 10 ou 15 ans et qui jusqu’à présent étaient renvoyés à Bel Abbès ou à Mascara (7), à moins qu’ils ne demandent à être maintenus au corps ou rengagent, sont depuis peu sur l’ordre du Résident Général maintenus d’office au Régiment, s’ils veuillent ou non ! Certains journaux (la Victoire (8) ou l’Oeuvre (9)) signalaient déjà l’autre jour que si avant la guerre on avait été trop confiant vis à vis des étrangers, on était devenu maintenant trop méfiant, ce qui était une faute aussi grave ...
le 6 Octobre
Je te retourne ci-joint la lettre de Mr. Penhoat et je compte que Me Bonamy sera un peu plus prompt à lui répondre qu’à nous. Quant à ton observation, que Penhoat ne s’emballe pas comme moi sur tes craintes, tu oublies aussi que lui a eu bien moins souvent que moi l’occasion de t’exposer son point de vue. Mais n’en parlons plus : je me borne à ajouter que j’ai toujours bon espoir de prouver au Père L. (10) que je suis capable aussi sans lui de gagner ma vie et je doute fort qu’une fois Penhoat et moi partis, la maison L. revienne jamais ce qu’elle était ! Sanders de Cardiff m’envoie maintenant régulièrement le S.W. Daily News (11) et je suis particulièrement content que cet ami auquel je dois la plupart de mon succès à Cardiff, (car c’est lui qui m’a accompagné et présenté presque partout et qui m’a mis aussi sur la piste du Pittwood Syndicate (12)) n’ait pas changé de sentiment. D’après ce que je sais, le RWKS (13) aura aussi encore d’importantes livraisons à faire qui, si je me rappelle bien, ne sont que suspendues pendant la guerre. Tu peux être sûre qu’une fois la paix rétablie, ce sera à moi que l’ami B. (14) s’adressera pour connaître tant soit peu de la situation des affaires. Je compte aussi fermement que la situation restera favorable pour moi à Newcastle on Tyne (15), bien que de là je n’ai plus eu de nouvelles depuis 2 mois. Mais cela dépend surtout de ce que mes meilleurs amis de là, Pearce (Baumann) Watson et Ritson doivent être sur le front de la Somme et ... peut-être déjà blessés ou même tués. Mais la lecture des journaux anglais me fortifie dans l’idée que les Anglais jugent la guerre et ses conséquences beaucoup plus froidement que les Français et que les exportations de Newcastle ne tarderaient pas un seul moment à alimenter après la guerre l’usine à gaz de Berlin ou de Hambourg si, comme avant la guerre, ils y trouvent leur bénéfice.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "tribu voisine" : ce pourrait être celle des Ahel el Oued, une faction temporairement pacifiée de la tribu rebelle des Rhiatas. Cette fraction, installée autour du col de Touahar, se trouve sous le feu éventuel du poste militaire où stationne Paul.
2) - "Meknès" : Paul l'évoque vraisemblablement parce que Marthe a reçu de cette ville une carte envoyée par un ami permissionnaire (il pourrait s'agir de Savario, qui devait rentrer à Caudéran pour sa convalescence - voir la lettre de Paul du 11 septembre 1916 - ou de Valentin, légionnaire de nationalité suisse, qui était en permission à Marseille en août - voir la lettre de Paul du 12 août 1916).
3) - "Maknassa" : Meknassa-Fontania et Meknassa-Tahtania, au nord-ouest et au nord-est de Taza, alors en territoire des Branes.
4) - "Légion à Meknès" : la ville sert d'étape dans les liaisons entre le port de Casablanca et les garnisons de Fès et Taza. Paul, lors de sa démobilisation en 1918 repartira en France via Meknès. Mais pour le moment il n'est jamais allé dans cette ville.
5) - "Tabor" : il s'agit de régiments indigènes regroupant plusieurs "goums" (compagnies).
6) - "Territoriaux" : soldats de 34 à 49 ans, considérés comme trop âgés pour se battre en première ligne. Ils sont employés à des tâches de surveillance et de maintien de l'ordre, voire de travaux divers hors des zones de combat. Paul, né en avril 1882, appartient par son âge depuis avril 1916 à la catégorie des Territoriaux.
7) - "Mascara" : dépôt de la Légion en Algérie, à l'est de celui de Sidi Bel Abbès et au sud-est d'Oran. Paul a parlé dans sa lettre du 30 juin 1915 du camp de concentration de Mascara où étaient regroupés tous les "étrangers résidents en Algérie ressortissants de pays ennemis" n'ayant pas été affectés dans la Légion.
8) - "La Victoire" : nouveau titre donné le 1er janvier 1916 au journal précédemment nommé "La Guerre sociale", fondé par des détenus de Clairvaux en 1906 et dont le principal animateur était Gustave Hervé, virulent antimilitariste. Avec l'Union sacrée, ce journal socialiste pacifiste devint nationaliste et Gustave Hervé vira à l'extrême droite en 1919, au point d'être considéré comme l'un des pères du fascisme.
9) - "L'Œuvre" : fondé à gauche en 1904 par Gustave Téry, ce journal pacifiste vira lui-aussi de bord, mais après 1936. Paul en a parlé en bien dans sa lettre du 26 août 1916.
10) - "Père L." : Leconte.
11) - "le S.W. Daily News de Cardiff" : le "South Wales Daily News" (principal quotidien du Pays de Galles du Sud, l'une des quatre régions du Pays de Galles)
12) - "Pittwood Syndicates" : peut-être une société galloise fournisseuse de charbon à la Société L. Leconte & Cie ?
13) - "RKWS" : consortium ou syndicat de transport maritime gallois empêché de livrer hors des îles britanniques du fait de la guerre sous-marine.
14) - "l'ami B." : Botzow (employé allemand de Paul) ou Bonamy (avoué de Paul) ?
15) - "Newcastle upon Tyne" : allusion à la société Tabb et Burletson (établie à Newcastle-upon-Tyne et à Cardiff, exportatrice de charbon et coke du Northumberland et du Pays de Galles) déjà citée par Paul le 23 janvier 1916. Depuis juillet 1916 la Bataille de la Somme a mobilisé de nombreux Britanniques dont peut-être les amis de Paul dans cette société : Pearce, Watson et Ritson ?
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