René Viviani (1863-1925) |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Touahar, le 19 Octobre 1916
Ma Chérie,
Tes lettres des 9 et 11 courant me sont parvenues ensembles aujourd’hui, en même temps que le journal du 9. Il me semble pourtant que je t’avais accusé réception de ton dernier mandat expédié en Septembre qui, dans tous les cas, est bien entre mes mains. Pour ce qui est du prochain mandat, tu n’as qu’à supprimer celui que tu m’aurais normalement envoyé vers le 20 Octobre et en envoyer un 4 semaines plus tard, soit vers le 20 Novembre après réception de ton mandat de Nantes (1).
Quant à notre affaire, je crois que nous l’avons envisagée dans notre récente correspondance sous tous ses rapports. Pour éviter tout malentendu je te répète qu’il est inutile d’insister sur la délivrance du certificat (2) mentionné par Me Lanos et que tout ce qu’on pourrait tenter avec un peu de chance de succès serait de faire demander des renseignements directement au Président du Conseil d’Administration du 1° Régiment Etranger à Bel Abbès (3). Et encore faudrait-il que cette demande vienne d’un endroit quasi-officiel pour être prise en considération. Comme je te le disais déjà Penhoat a de son côté demandé les comptes à Nantes et il a engagé Me Bonamy à les demander aussi à Me Palvadeau. Car en relisant la lettre de Penhoat je constate avec plaisir que j’en avais mal interprété une phrase et que Penhoat n’a point enjoint à Leconte de fournir les comptes à Palvadeau comme je l’avais compris tout d’abord. Il ne nous reste donc réellement plus qu’à attendre maintenant le résultat de toutes ces démarches avant de prendre une décision quelconque. Je réponds également aujourd’hui à Penhoat pour qu’il fasse répéter sa demande au besoin par voie d’huissier si L. n’y réagit pas comme cela.
Veux-tu que je revienne encore une fois sur ton projet de l’école hôtelière (4)? La directrice naturellement te promettra tout ce que tu voudras - c’est son intérêt comme il est de son intérêt de placer le plus d’élèves possible. Mais je ne vois pas une seule raison pour quoi elle te recommanderait tout particulièrement et, même si elle avait la bonne volonté de le faire, je ne vois nullement où elle aurait tant d’influence (5) que cela.
Tu auras lu que dans la présente discussion à la Chambre sur les naturalisations des sujets ennemis, le projet de Mr. Viviani (6) réserve une situation spéciale aux engagés à la Légion. D’un autre côté on a voté aussi un statut très favorable pour les permissions en y mentionnant aussi les militaires en Afrique du Nord qui auraient droit à 12 jours (sans le voyage) tous les 6 mois (7). Bien entendu nous autres - bien que la loi ne prévoie pas cette exception - serions encore exclus de cette faveur. Je vais donc entreprendre avec un de mes camarades quelques démarches auprès des journaux de l’Opposition (qui seuls sont lus par le Gouvernement) pour faire discuter cette question publiquement. Je crois que la Victoire (8) (le journal de Gustave Hervet) ou l’Oeuvre sont les mieux situés pour s’en occuper et, aussitôt retourné à Taza, je vais m’adresser au premier. Cela ne coûtera rien et me permettra toujours de connaître tout au moins l’opinion de quelques-uns qui ont comme profession de former et travailler l’opinion publique. D’une façon générale on peut observer que quelques écrivains très en vogue retombent dans les mêmes errements (9) qu’on reproche tellement aux Allemands et parlent aussi prétentieusement que les fameux QB (10) et autres avant la guerre. C’est tout juste qu’on ne rectifie pas pour les besoins de la cause le “Deutschland über alles” (11) dans une traduction discrète.
Rien de bien définitif encore au sujet de notre départ : le Sieur Abd el Malek (12) fait de nouveau parler de lui pour nous préparer une bonne petite campagne d’hiver.
Reçois ainsi que les enfants mes meilleurs baisers.
Paul
As-tu lu l’article de Mr. Herriot au Journal (13) sur la pacification du Maroc ? C’est quand même monstrueux de voir de près comment les braves électeurs sont récompensés de leur fiche électorale (14).
Notes (François Beautier)
1) - "Mandat de Nantes" : Marthe reçoit mensuellement de la Société L. Leconte & Cie une somme forfaitaire de 300 francs représentant une avance sur la part des bénéfices qui revient à Paul.
2) - "certificat" : Maître Lanos souhaitait que Paul obtienne de son commandant de corps un certificat de bonne conduite (voir la lettre du 15 octobre précédent).
3) - "Conseil d'Administration du 1er Régiment étranger à Sidi Bel Abbès" : Paul semble confondre l'administration de son Régiment avec celle d'une société ou d'une collectivité civile. Il paraît en effet ignorer (ou faire semblant d'ignorer) deux faits : a) que le président du dit Conseil est d'office le chef de corps du régiment (à l'époque, le Lieutenant-colonel Jacques Héliot), auquel Paul ne voulait pas s'adresser (voir sa lettre du 15 octobre) ; b) que le dit Conseil d'administration central du régiment est seulement chargé de gérer l'intendance (par exemple les questions concernant l'habillement des soldats).
4) - "l'école hôtelière" : la nature de cette école, que Marthe fréquente ou souhaite fréquenter (voir la lettre du 28 septembre 1916), est ainsi précisée.
5) - "influence" : Paul, toujours hostile au projet de Marthe, développe ici l'argument de l'incapacité de la directrice de cette école à échapper au "chauvinisme" dont Marthe demeurerait victime.
6) - "Viviani" : René Viviani (1863-1925), avocat, ancien président du Conseil et ministre des Affaires étrangères de juin 1914 à la fin octobre 1915 (il fut alors remplacé par Aristide Briand), était en octobre 1916 - au moment où Paul en parle - Ministre de la Justice (il le restera jusqu'en septembre 1917) et député socialiste de la Creuse. C'est à ce double titre, et du fait de sa naissance à Sidi Bel Abbès où il avait acquis une certaine connaissance de la Légion, qu'il soumit au Parlement, le 4 octobre 1916, un projet de loi visant à permettre au gouvernement d'une part de "rapporter" (annuler) facilement les naturalisations prononcées avant le début de la guerre en faveur de "étrangers ressortissants ennemis", et d'autre part de ne plus accorder automatiquement la nationalité française - à leur majorité - aux enfants nés en France de parents étrangers. Viviani ne faisait pas là acte de xénophobie mais cherchait à vider un abcès de revendications nationalistes appelant depuis 1915 à mener une "Chasse aux Boches" (titre d'un article du Dr. Poirier de Narçay, député de Paris, paru dans L’Express du Midi du 8 mars 1916). Avec les difficultés rencontrées sur tous les fronts, les appels à la dénaturalisation des ressortissants ennemis suspects (moins d'une vingtaine de cas depuis août 1914) devinrent très pressants à l'été 1916 (Léon Daudet, dans L’Action française du 26 juin 1916, dénonçait par exemple la volonté de Viviani d'exclure de tout risque de dénaturalisation les ressortissants ennemis combattant dans l'armée française ou dans l'armée d'un pays allié). La loi effectivement votée le 4 octobre 1916 durcit celle du 7 avril 1915 pour les étrangers naturalisés français avant le début de la guerre n'habitant plus la France, mais plutôt que de l'abolir, elle se contenta de la compléter en donnant des garanties aux engagés dans l'armée française (dont la Légion étrangère).
7) - "tous les 6 mois" : les permissions réglementaires (hors des demandes exceptionnelles dont celles liées à des blessures) de 40 jours par an avaient été suspendues pour les soldats du front (pas de l'arrière) dès le début de la guerre. Elles furent rétablies pour les officiers du front en mars 1915. Des parlementaires réclament alors que les combattants en profitent aussi (éventuellement en se trouvant relayés en première ligne par des "embusqués" de l'arrière). Joffre généralise le système à tous les soldats en juin 1915. A partir de juillet 1915 et jusqu'en octobre 1916, le nombre des permissionnaires d'un régiment ne peut pas dépasser en même temps plus de 3 à 4% de l'effectif d'une unité combattante. La réforme d'octobre 1916 - que Paul évoque - fixe le droit de chaque soldat à trois permissions de chacune une semaine (hors transport) par an. Cependant les chefs de corps, craignant de manquer d'hommes (les "grandes boucheries" de Verdun et de la Somme en consomment énormément) ne respectèrent pas ce droit : des refus et des suspensions de permissions firent chuter le taux de permissionnaires à moins de 2% des effectifs, ce qui engendra des désertions, suicides et mutineries à partir de février 1917. En juillet 1917 Pétain fit obligation de respecter la réforme d'octobre 1916 et - afin de rattraper les retards - poussa le taux jusqu'à 50% pour les soldats sortant d'une offensive.
8) - "La Victoire, Gustave Hervé, L'Œuvre" : Paul en a parlé dans sa lettre du 5 octobre 1916.
9) - "errements" : allusion au nationalisme allemand et au chauvinisme français, dont l'un des chantres est à l'époque Léon Daudet.
10) - "les fameux QB" : initiales obscures, peut-être en allemand, qui semblent désigner les "va-t-en-guerre", "pousse-au-crime" et autres "stratèges de comptoir" et "jusqu'au-boutistes", tous bellicistes et responsables de la "marche à la guerre" puis du refus de toute négociation de paix.
11) - "Deutschland über alles" : hymne patriotique allemand ("L'Allemagne par-dessus tout") considéré par Paul comme nationaliste ("L'Allemagne au-dessus de toutes les nations").
12) - "le sieur Abd el Malek" : sans doute par dérision du titre d'émir ("prince") d'Abdelmalek, chef des rebelles marocains, Paul le qualifie ici civilement de "sieur" après l'avoir dit - de façon républicaine - "citoyen" dans sa lettre du 28 septembre 1916. Paul, et ses collègues du Groupe mobile de Taza, conservent un mauvais souvenir de la campagne de l'hiver 1915-16 contre Abdelmalek qui se termina lors de la bataille de Souk El Had des Gheznaïa, le 27 janvier 1916, par la fuite des rebelles dont le camp était pourtant encerclé (le livret militaire de Paul indique qu'il participa à cette opération).
13) - "Herriot au Journal" : Édouard Herriot (1872-1957) était alors sénateur maire radical-socialiste de Lyon. Paul a parlé élogieusement de lui - sans le nommer - dans ses lettres du 1er décembre 1914 et du 25 février 1916. Cette fois Paul le nomme et s'emporte contre lui. L'article du Journal qui déclenche sa colère n'a pas été retrouvé. Cependant, Paul - plutôt républicain, humaniste, athée voire anticlérical, assez favorable aux idées radicales-socialistes - avait pu trouver dans la presse d'octobre 1916 trois informations qui avaient de quoi l'inciter à crier à la trahison de Mr Herriot : cet humaniste appuyait Lyautey dans la colonisation du Maroc (il préfaça aussi, en décembre, alors qu'il devenait ministre des Transports et du Ravitaillement dans le gouvernement d'Aristide Briand, un livre favorable à toute colonisation française dont celle - éventuelle - de la Macédoine !) ; cet anticlérical se souciait en tant que Président du Comité de l'Institut musulman de faire construire aux frais de la République, à l'usage des soldats musulmans des troupes françaises, une mosquée à Paris et deux hôtelleries de pèlerins sur les lieux saints du Hedjaz ; ce radical-socialiste applaudissait à la Grande Révolte arabe contre les Turcs déclenchée par les agents d'influence britanniques et français en Arabie (cette révolte, préparée par les accords secrets Sykes-Picot du 16 mai 1916 et commencée en juin 1916 à La Mecque, avait rapidement inspiré le soulèvement des rebelles berbères au Maroc, cette fois avec le soutien de l'Allemagne - et de l'Espagne - contre le sultan et la France, dont Paul était alors là l'un des soldats).
14) - "fiche électorale" : bulletin de vote.
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