Taza, le 3 Décembre 1916
Ma Chérie,
J’ai reçu en même temps - par suite sans doute d’une sage mesure de la Poste - les lettres des 22 & 24 Novembre.
Il est certain qu’en réfléchissant on se dit que nous n’avons aucun intérêt à nous embêter mutuellement. Ayant librement consenti de vivre en commun, il serait bête et idiot de rechercher des moyens pour nous créer des ennuis. S’il est certain que nous sommes tous les deux sous l’influence agaçante d’une longue séparation dont il est impossible de prévoir encore la fin, il reste néanmoins ceci, ce qui explique mon attitude, que tout ce que tu considères comme résignation, manque d’énergie et d’initiative etc. etc. est juste le contraire. J’estime en effet que la principale force d’un homme dans ma situation est un calme absolu et confiant et lorsque je vois quelquefois des camarades dans une situation semblable à la mienne en proie à des dépressions morales, au désespoir et au doute, je suis doublement convaincu de la justesse de la maxime d’Ibsen dans “Un ennemi du Peuple” (1) que l’homme le plus fort est celui qui sait se maintenir seul et sans l’appui des autres. Certes, je m’indigne souvent, j’attrape le cafard en voyant et en sentant certaines mesures en usage au Régiment, mesures “qu’il ne faut pas tâcher de comprendre” ni d’approfondir, comme chaque supérieur bienveillant t’explique. Au début je me suis insurgé, j’ai rouspété d’abord, ironisé ensuite. Le résultat net fut qu’on me décerna quelques motifs d’indiscipline bien tournés et que mon premier capitaine ne manqua pas une occasion pour dire en ma présence à l’Adjudant ou à un Sous-Off : Oui, Gusdorf, c’est un homme intelligent, il ne vous dit pas de grossièreté, mais il vous envoie de ces coups d’épingle ...
On comprend alors que c’est la lutte entre le pot de fer et le pot de terre et que fatalement ce dernier doit casser au choc. Donc, on prend son parti, et sous l’apparence de se résigner, pousse plutôt un autre à tâter tel ou tel terrain. Ceci dit, je te répète en toute sincérité que mes sentiments n’ont point changé et que je ressens pour toi au moins autant d’amour et de tendresse que le 16 Septembre 1908 (2).
Je te transmet ci-inclus une lettre que tu feras suivre à Mr. Penhoat. Comme je te disais déjà, j’estime que ton voyage à Nantes sera utile, ne fût-ce que pour connaître l’avis des 2 avocats sur la dissolution éventuelle de la Société (3), et si dans ce cas ma quote-part sera versée entre les mains de Me Palvadeau pour qu’il puisse t’envoyer la pension. Il me semble aussi que Me Bonamy met trop de temps pour répondre par lettre aux différentes questions que nous lui avons posées, alors que verbalement il ne pourra pas se dérober. Tu décideras donc en dernier ressort si oui ou non tu iras à Nantes. Me Bonamy doit te rendre aussi le bilan, le contrat et les autres pièces que tu lui as remises.
Voici maintenant où en est la question des permissions. La Portion Centrale (4) de notre Régiment de Bel Abbès a soumis le cas au Ministre et, en attendant sa décision, accorde des permissions aux Français qui ont une bonne conduite et méritent cette faveur, et aux étrangers qui ont leur famille en France, qui se sont bien conduits et dont la loyauté ne fait pas de doute. Mais malheureusement nous ne dépendons plus du tout de Bel Abbès : les 14 Compagnies du 1° Etranger stationnées au Maroc forment le 1° Régiment de Marche du 1° Etranger dont le siège avec le Colonel se trouve à M’Conn (5) et sur lequel Mr. Lyautey a la haute main. Il est cependant probable que la question une fois solutionnée pour la Portion d’Algérie, le sera aussi pour celle du Maroc, d’autant plus qu’il n’y a pas de front en Algérie, mais 1400 km (6) au Maroc. Il faut donc attendre et, dans tous les cas, ne pas compter sur les dites permissions avant le mois de Février.
Je ne sais pas si je t’ai accusé réception du mandat-poste qui m’est bien parvenu, dont je te remercie.
Pour ce qui est de la question polonaise, tu fais erreur en disant que la Russie, après un revers, s’est vengée sur les populations polonaises (7). La vérité est que ce sont les Juifs qui ont trinqué à de telles occasions - comme aussi les Juifs roumains (8) demandant à être incorporés dans l’armée française au lieu de combattre dans la leur. De toutes façons, l’organisation allemande du Royaume de Pologne pèche à sa base par le fait même que les provinces polonaises incorporées dans la Prusse et l’Autriche ne doivent pas faire partie du nouveau royaume (9). Je crois aussi que les Polonais mis devant l’alternative préfèreraient aussi un régime russe à un régime prussien. Frid, qui est un ancien révolutionnaire russe (10), pourra te causer savamment de la question. Est-il venu te voir ?
La situation de la Roumanie doit être encore plus grave que les journaux le laissent croire (11). On semble être toutefois d’avis dans les cercles militaires d’ici que la Grande Guerre se terminera au printemps sans l’écrasement d’un des pays belligérants. Car si pour l’après-guerre on ne dispose que de mutilés, on risque fort de tomber sous la dépendance économique de l’Amérique (12).
Nous avons fait encore jeudi dernier un convoi historique. Ajourné depuis huit jours par suite de la pluie, ce convoi devait se faire coûte que coûte le 30 Novembre et ce fut la 24° qui devait l’escorter. Nous sommes donc partis malgré une pluie torrentielle à 7 h et arrivions vers 10 h dans un bled où nous devions attendre environ 3 à 4 heures que le convoi vide retourne de Touahar (13). Nous arrivions mouillés comme des chats au dernier gué devant Bab Merzouka (14) et si, en marchant péniblement dans 30 cm de boue, on n’avait pas encore trop senti le froid, celui-ci devenait intenable pendant l’attente, sous les torrents. On était là battant la semelle sur la terre détrempée, sautant d’un pied sur l’autre et les mains tellement gelées qu’il était même presque impossible de mettre une cartouche dans le fusil si, par hasard, nous avions été attaqués. Mais les mulets ne pouvaient pas traverser le fleuve tellement l’eau était montée et la fin de l’histoire était que tout le convoi devait rentrer avec nous tel qu’il était venu. Il était temps du reste, car l’oued que nous avions à traverser grossissait à vue d’oeil et quelques hommes et animaux ont failli se noyer au retour dans les eaux glacées. Vers 14 h on était de retour à Taza, transis et boueux ; heureusement notre Lieutenant nous faisait faire du vin chaud ! J’ai dormi ensuite tout l’après-midi et la nuit et je m’étonne même que je ne sois pas tombé malade. Jamais je n’aurais cru autrefois qu’un homme puisse résister dans de pareilles conditions !
Depuis hier il fait de nouveau un beau temps, mais un peu froid : Heureusement nous venons de toucher une deuxième grande couverture ! Les avions sortent maintenant tous les jours et toute l’escadrille évolue actuellement au-dessus de nous dans le ciel pur. Ils doivent aller bombarder le camp d’Abd el Malek, qui est de nouveau du côté de Ain Drô (15), où nous avions affaire avec lui le 27 Janvier (16). Ce serait bien le diable si, le beau temps persistant, nous n’allions pas pousser une pointe de ce côté là !
Je vais aller ce soir en ville faire mes achats pour la Noël (17). Je ne crois cependant pas que mon budget me permettra d’envoyer quelque chose aux enfants de Mr. Penhoat (18)! Les souvenirs du reste sont très rares ici - à moins de dépenser un louis pour un beau foulard arabe en soie dans les couleurs vives à la mode ici. Je pense que nos gosses seront le plus content avec un beau colis de dattes et de bananes - en supposant que la datte est toujours leur fruit favori ?
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "Ibsen, Un ennemi du peuple" : publiée en 1882, la pièce en cinq actes "Ein Volksfeind" ("Un ennemi du peuple") de l'auteur norvégien Henrik Ibsen est l'une des plus importantes de cet auteur. Elle met en scène le risque encouru par celui qui voudrait faire le bonheur du peuple sans son consentement : il en deviendrait l'ennemi. Les derniers mots du héros (positif, moral), le docteur Stockmann, sont : "Écoutez bien ce que je vais vous dire : l'homme le plus fort qu'il y ait au monde, c'est celui qui est le plus seul". En fait, cette pièce révèle une crise de la démocratie idéale (morale) devenue ploutocratie par contamination mercantile, conformiste et puritaine. Dans ce cas, selon Ibsen, l'individu isolé, (plutôt que "l'homme fort" comme Paul le dit en prenant un point de vue par trop nietzschéen) a raison face à la masse (qui n'est plus "le peuple"). Il semble que Paul s'autoreprésente ou mette en scène, dans la situation qui lui vaut d'être critiqué par sa propre épouse, comme le héros d'Ibsen, le docteur Stockmann, qui se sait fort du point de vue éthique car seul et martyr de son frère et de ses concitoyens.
2) - "16 septembre 1908" : date du mariage de Marthe et de Paul. Il semble que cette date ne fasse pas consensus puisque la fiche de Paul Gusdorf au mémorial de Yad Vashem (Central Data Base of Shoah Victims' Names, fiche 5586043) mentionne celle du 16 septembre 1906, une date dont l'année est citée dans la biographie de Marthe donnée par Anne-Lise Volmer, le 2 septembre 2014, sur ce site de publication des lettres adressées par son grand-père à sa grand-mère. Or Paul, qui ne manqua pas de fêter cet anniversaire chaque année dans son courrier de Légionnaire, le situe toujours en 1908, comme dans cette lettre du 3 décembre 1916.
(Le mariage eut bien lieu en 1908, 1906 étant la date de l'arrivée de Paul en France. La fiche de Yad Vashem devra être corrigée, la date donnée en 1914 est une coquille de ma part. AL Volmer).
3) - "la Société" : la société L. Leconte & Cie.
4) - "Portion centrale" : désignation officielle du corps principal (le "gros de la troupe") de la Légion étrangère installé en Algérie, au siège originel de Sidi Bel Abbès.
5) - "M'conn" : actuel Msoun, camp du corps principal du 1er Régiment de marche (issu du 1er régiment étranger pour combattre au Maroc à partir de 1913, il devint en 1917 le 6e bataillon formant corps du 1er régiment étranger), était un poste fortifié à une trentaine de km à l'est de la ville de Taza, dont il dépendait administrativement. Le siège de la Légion au Maroc était officiellement situé à Taza, sous le contrôle du Résident général, Hubert Lyautey. Or, celui-ci, manquant de troupes, n'avait ni l'intention ni les moyens d'autoriser les permissions.
6) - "1 400 km." : longueur cumulée, très approximative, des zones de tension menacées par les rebelles au Maroc. À l'époque on ne parle pas officiellement de front puisque les combats menés par la France et le Maroc visent à "pacifier" ces zones.
7) - "les populations polonaises" : le 5 novembre 1916, les empereurs d'Allemagne et d'Autriche-Hongrie ont créé un état fantoche, le nouveau "Royaume de Pologne", sur les terres du "Royaume du Congrès" (la Pologne russe) que leurs troupes occupent progressivement à partir de mai 1915 et qu'ils annexent sous leurs couronnes impériales par cet acte du 5 novembre 1916. Une rumeur antisémite courut à partir de janvier 1916 chez les Polonais pro-russes et les Russes selon laquelle la communauté juive de Pologne aurait souhaité puis facilité la vassalisation de la Pologne par les Puissances centrales aux dépens de la Russie (qui par ailleurs pratiquait presque rituellement des pogroms contre les populations juives que son empire dominait). Un surcroît de persécutions antisémites largement couvertes par les autorités officielles fut effectivement relevé à partir de janvier 1916 dans les districts russes peuplés de Polonais (Lituanie, Biélorussie, Ukraine), que les Puissances centrales envisageaient à partir de novembre 1916 d'annexer au "Royaume de Pologne" à la faveur d'une possible totale débâcle russe.
8) - "les Juifs roumains" : Paul leur attribue la majuscule réservée aux peuples et nations (et non aux communautés religieuses), sans doute parce que les 200 000 juifs de Roumanie (à cette époque beaucoup d'autres ont déjà émigré notamment aux USA) sont considérés dans leur propre pays comme des étrangers (malgré les rappels à l'ordre formulés par la France - alliée de la Roumanie - qui pointent les interdictions d'exercer certains métiers et les incessantes persécutions antisémites). Depuis le début de la Grande Guerre, la Roumanie - qui a rejoint le camp des Alliés - ne tient face à l'Allemagne (qui occupe Bucarest), à l'Autriche-Hongrie et à la Bulgarie (soutenue par l'Empire ottoman) que grâce au petit corps expéditionnaire d'officiers et sous-officiers français qui encadrent des soldats roumains (les Roumains de confession juive s'y portent préférentiellement volontaires), et surtout à l'aide matérielle et à la résistance de la Russie face à ces mêmes adversaires. Or, à partir de 1916, la Russie faiblit et entraîne avec elle la Roumanie (en 1917, la débâcle de la première conduit la seconde à une capitulation humiliante).
9) - "nouveau royaume" : la création, le 5 novembre 1916, de l'État fantoche dit "Royaume de Pologne", ne s'appuyait sur aucun tracé de frontières, sur aucun texte constitutionnel et sur aucun traité de dévolution entre les deux Empires centraux. La presse occidentale broda sur cette affaire pour la déclarer inepte (ce qui était de bonne guerre) : Paul en rend ici compte en reprenant des informations sans fondement qui révèlent surtout son antigermanisme (la supposée préférence des Polonais pour la Russie plutôt que pour la Prusse ; la supposée exclusion des terres déjà occupées par les Puissance centrales alors même qu'elles constituaient l'enjeu du projet).
10) - "révolutionnaire russe" : Frid, d'origine russe est un collègue de Paul à la Légion où il vient d'achever son engagement de 5 ans : il devait aller à Libourne pour visiter son frère et pouvait rencontrer Marthe à Bordeaux (voir la lettre du 8 novembre 1916). La révolution russe évoquée ici est celle de 1905. Le fait que Paul mentionne Frid dans un paragraphe surtout consacré aux persécutions antisémites en Europe centrale peut laisser penser que Frid était de confession juive.
11) - "le laissent croire" : entrée en guerre le 27 août 1916, la Roumanie est effectivement très rapidement malmenée malgré le soutien de la France et - surtout - de la Russie. La capitale Bucarest sera d'ailleurs prise par les forces allemandes trois jours après cette lettre de Paul, le 6 décembre 1916. Cependant, l'armée roumaine se recomposa pendant l'hiver 1916-17 et le royaume parvint à retarder sa capitulation face à la Triplice jusqu'au 9 décembre 1917.
12) - "l'Amérique" : très juste appréciation, par Paul, des enjeux américains du conflit européen... D'ailleurs, le 18 décembre 1916, moins de deux semaines après cette appréciation, le Président Woodrow Wilson mettra effectivement en route, par une enquête sur les buts de guerre des différents pays engagés, le processus visant à faire des USA le médiateur du conflit mondial (ce qui mènera à la Déclaration des Quatorze points du 8 janvier 1918).
13) - "Touahar" : col contrôlé par la Légion à l'est de Taza. Paul y a récemment séjourné (voir sa lettre du 17 novembre 1916)
14) - "Bab Merzouka" : gué de l'oued Innaouen sous contrôle d'un poste fortifié par la Légion, fréquenté par les troupes pour défendre la liaison Fès-Taza par le col de Touahar.
15) - "Aïn Drô" : site du versant du Rif, au nord de Taza, où Abdelmalek regroupe temporairement ses troupes avant de les envoyer vers le sud pour couper la liaison Fès-Taza (le cordon ombilical des deux Maroc, l'occidental et l'oriental). Ce camp rebelle d'Aïn Dro (mentionné sans accent circonflexe dans les journaux de marche des autres troupes qui y ont combattu) a été dispersé par la Légion en septembre 1916 (voir la lettre de Paul du 28 septembre 1916). Cette fois il est bombardé par l'escadrille aérienne installée temporairement à Taza par Lyautey à la mi-novembre.
16) - "27 janvier" : allusion à la prise du camp d'Abdelmalek à Souk El Had (lui aussi sur le versant du Rif au nord de Taza) le 27 janvier 1916 (le chef rebelle parvint à s'enfuir). Paul participa à ce combat qui est mentionné dans son livret militaire.
17) - "la Noël" : cette fête chrétienne sera donc honorée par Paul (qui ne l'est pas) au titre de festivité familiale et sociale.
18) - "Penhoat" : associé, ami et allié de Paul dans la Société L. Leconte & Cie.
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