Lloyd George, 1916 |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 22 Décembre 1916
Ma chérie,
Je te confirme ma lettre du 19 et ma carte du 20 courant. Voilà donc pour la première fois des propositions officielles de paix (1), propositions dont on ne semble pas encore connaître exactement les détails, mais qui ne gardent pas moins leur caractère et semblent - malgré toutes les polémiques qu’elles soulèvent déjà - un pas en avant. Naturellement les puissances centrales qui les font les entourent de quelques speeches destinés surtout à la consommation intérieure, et l’Entente qui les reçoit en témoigne un tel dédain - également destiné à la consommation intérieure et à celle des neutres - que les partis en présence semblent encore plus divisés qu’en Août 1914. Les dites propositions contiennent sans doute aussi des prétentions allemandes énormes appuyées sur la carte de guerre et que les Alliés ne pourront aucunement accepter (2). Mais il me semble qu’à cette occasion les buts de la guerre seront clairement définis des 2 côtés et ne pourront plus rester cachés au grand public. Les premières négociations échoueront même assez vraisemblablement, vu la situation actuelle, mais ce sera toujours un commencement de la fin. Dans ta critique de l’attitude des belligérants tu oublies à mon avis une chose pourtant essentielle : c’est que les Alliés, et notamment la France, ont été brutalement attaqués, et envahis - il faudrait donc, pour qu’on puisse utilement parler de paix, que le sol français du moins soit reconquis ! Et que l’Allemagne s’engage à réparer le tort causé, c.à.d. les dommages de guerre subis par les provinces envahies. Il est certain que cela ne se fera pas encore et qu’en conséquence la guerre continuera jusqu’à ce qu’un des principaux belligérants soit affaibli à tel point qu’il est dans l’impossibilité matérielle de continuer sans s’exposer à un anéantissement complet (3).
Ta lettre du 13 m’est remise à l’instant même. Mr. Lyautey, en quittant le Maroc, nous a adressé un ordre du jour - rien que pour nous prouver qu’il mérite son siège à l’Académie Française (4). Nous, les troupes du Maroc, lui avons procuré les plus fières joies de sa carrière, malgré la guerre européenne, nous avons, par notre noble abnégation, obtenu ce résultat inespéré non seulement de maintenir nos positions au Maroc, mais de les avancer et étendre. Nous avons bien mérité du pays qui, à l’abri de nos poitrines, a profité du bienfait de la paix française. C’est beau ? Malheureusement pas assez pour nous accorder une permission - rien de nouveau encore à ce sujet !
Je t’ai adressé hier une coupure du “Journal des Débats” (5) sur le front marocain - le premier article de ce genre que je vois et qui n’est certes pas écrit dans le calme du cabinet de travail et dont l’auteur a puisé ses impressions sur place. N’étant pas député ou sénateur comme Mr. Herriot et autres, mais certainement du Haut-Alsace (6) (le nom de Koechli s’y trouve beaucoup) il a eu aussi le courage de préciser le rôle des Territoriaux au Maroc ce qui m’a fait un plaisir particulier. A propos de Herriot, je pense que ce docteur ès-lettres pourra maintenant prouver (7) qu’un homme énergique mettra aussi en pratique les bons conseils qu’il a prodigués ensemble avec Georges Prade (8) - qui n’est ni député ni sénateur - dans les journaux. Il ne changera pas grand’chose je crois, car il se heurtera à la vieille routine qui est beaucoup plus puissante encore en France qu’ailleurs. Ceci dit, j’ajoute que comme maire de Lyon, H. a certainement beaucoup de mérite, car cette ville est peut-être la mieux administrée en France.
L’activité de Lloyd George sera probablement féconde pour l’Angleterre, malgré l’apparence assez vieux et presque chétive de cet homme. Je l’ai vu d’assez près il y a peut-être 5 ou 6 ans à Cardiff. Si l’on fermait les yeux de façon à ne pas voir ses longs cheveux blancs et le tremblement de sa main, on pouvait se croire en présence d’un jeune homme qui parlait dans une salle du Park Hotel de la question minière, car George est député de Wales, je crois d’Aberdal dans le Taff Vale (9). Mr. Charles Humbert aurait peut-être aussi mis de l’eau dans son vin s’il s’était trouvé subitement à la tête du ministère des Munitions ou de la Guerre. Du moment qu’il n’y est pas, il doit y avoir des raisons sérieuses qu’on n’a pas eu recours à sa compétence !!!! (10)
Revenant sur ma dernière lettre, je te prie de ne pas voir une offense dans mes observations au sujet du Waterproof (11). Si j’en avais réellement besoin je te l’aurais écrit sans me gêner le moins du monde tout comme pour les caleçons et les gants que tu m’as envoyés sur ma demande ! Mais je n’y voyais nullement la nécessité et je trouve au contraire que dans la situation actuelle tu aurais mieux fait de dépenser cet argent-là pour toi ! Sois cependant assurée que je ne néglige rien de ce qui est compatible avec le service pour protéger ma santé.
Les journaux du 10-11-12-13 courant me sont également parvenus avec une demi-douzaine de journaux anglais - trafic de Noël ! Et dimanche c’est le Heiliger Abend (12) - le 3° depuis le début de la guerre sans que la Paix soit sur la terre.
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois mes meilleurs baisers.
Paul
Notes (François Beautier)
1) - "propositions officielles de paix" : il s'agit des déclarations de l'Autriche du 5 décembre 1916 et de l'Allemagne du 12. (voir la note concernant les "canards" de la lettre du 19 décembre)
2) - "ne pourront aucunement accepter" : Paul reprend le sentiment général qui conduira effectivement les Alliés à déconsidérer ces déclarations (à usage politique surtout intérieur) en les traitant, le 30 décembre, de "manœuvres de guerre" (destinées à semer le doute et la division dans les rangs adverses).
3) - "anéantissement complet" : ce qui résulte à la fois du caractère total pris par la guerre (notamment depuis le massacre de Arméniens en Turquie en 1915 et les batailles de Verdun et de la Somme en France en 1916), et du jusqu'au-boutisme entretenu par la presse belliciste par transformation du patriotisme en nationalisme. Ces deux dérives n'ont jusqu'à maintenant pas été expliquées complètement : l'expression "Suicide de l'Europe" qui recouvre pudiquement ce trou noir de l'intelligence des faits concernant l'Europe, en témoigne. Il apparaît cependant que les mêmes facteurs de déshumanisation conduisirent à l'étape suivante : la Shoah (tentative de destruction totale des Juifs d'Europe pendant la Seconde Guerre mondiale) et aux bombardements nucléaires de deux villes du Japon en août 1945.
4) - "Académie française" : Hubert Lyautey y a été élu le 31 octobre 1912, mais n'y fut reçu qu’après la guerre, le 8 juillet 1920.
5) - "Journal des Débats" : le "Journal des Débats politiques et littéraires", fondé en 1789, a perduré jusqu'en 1944 en étoffant le suivi des débats parlementaires et des communiqués officiels par des articles d'informations diverses concernant la vie militaire, artistique et boursière, ainsi que par la publication de courtes nouvelles littéraires et de rarissimes reportages sur le terrain. L'article du reporter Koechli, mentionné et commenté par Paul, n'a pas été retrouvé dans les éditions des jours qui précèdent cette lettre (il est possible que Paul se soit trompé de nom et/ou de journal).
6) - "Haute Alsace" : Paul y a vécu, à Mulhouse, après avoir quitté Hanovre en 1906 et avant de passer en France pour rejoindre la Société L. Leconte à Nantes en 1907 puis à Bordeaux en 1908.
7) - "pourra maintenant prouver" : Édouard Herriot (ancien normalien, docteur ès Lettres, figure montante du parti radical, maire de Lyon, alors sénateur) a effectivement été nommé Ministre des Transports et du ravitaillement civil et militaire dans le sixième gouvernement Aristide Briand formé le 12 décembre 1916. Il y côtoie le héros militaire dont il ne cesse de vanter les qualités, Hubert Lyautey (lequel regrette cependant que son Ministère de la Guerre ait été amputé des transports, du ravitaillement et de l'armement militaires).
8) - "Georges Prade" : ce journaliste avait publié dans "Le Journal", en février 1916, une série d'articles titrée "Les Boches de Paris" qui discréditait le Ministre de l'Intérieur Louis Malvy en mettant en doute sa capacité à débarrasser la France des espions allemands. Il s'avéra que les informations utilisées par Prade lui venaient d'un informateur du Deuxième bureau du Gouvernement militaire de Paris qui œuvrait au profit des antirépublicains au discrédit du gouvernement. Puisque, à la même époque, Édouard Herriot avait donné dans Le Journal quelques articles réclamant au même ministre plus de fermeté contre les Allemands installés en France, Paul avait changé radicalement de jugement sur Prade et sur Herriot qu'il voyait maintenant entachés de nationalisme viscéral.
9) - "Taff Vale" : région houillère du Pays de Galles dont Lloyd George était le député libéral de la circonscription de la ville minière et industrielle d'Aberdare (en non d'Aberdale), où il avait acquis une stature nationale lors du Congrès libéral de juin 1894. Cependant il n'était pas, en 1916, aussi "vieux" et "chétif" que Paul le dit : il avait alors 53 ans et affichait une puissante et solide allure.
10) - "à sa compétence" : Paul se moque de Charles Humbert, sénateur nationaliste de la Meuse, animateur belliciste du Journal, où il ne cessait de fustiger les insuffisances du gouvernement. Son slogan "des canons, des munitions !" lui valut, au contraire d'un poste ministériel à l'Armement ou à la Guerre, la suspicion (dès son acquisition du Journal en août 1915) d'être l'agent d'influence secrète de la propagande germano-turque en France. Après son arrestation pour intelligence avec l'ennemi en février 1918, il fut acquitté mais ses deux co-accusés, Bolo Pacha et Pierre Lenoir, furent condamnés et exécutés.
11) - "le Waterproof" : un manteau imperméable offert par Marthe à Paul qui envisage de le revendre alors même qu'il ne l'a pas encore reçu (voir sa lettre du 19 décembre).
12) - "Heiliger Abend" : "der Heilige Abend" ("la veille de Noël"), nuit sacrée pour les chrétiens, dont le précepte central de l'amour de son prochain invite évidemment à instaurer la paix.
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