Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 19 Mars 1915
Chérie,
J’ai répondu encore hier à ta carte postale du 9, reçue à 1 jour d’intervalle après ta lettre du 7. Nul doute qu’entretemps tu auras reçu au moins une demi-douzaine de mes lettres qui t’auront rassurée sur mon sort. Comme déjà dit, tu auras dorénavant 3 ou 4 fois par semaine de mes nouvelles, ne fût-ce que par carte postale : car ce qui nous manque le plus ici c’est le temps. Tu te figures difficilement quelle chasse on fait à notre compagnie aux minutes précieuses qui composent la journée ! Le réveil sonne à 6 hs. On a à peine 30 mn pour s’habiller, prendre son café et faire son lit. A 6.20, 6 1/2 hs. au plus tard on va au rassemblement où le travail est réparti si toutefois on ne marche pas au convoi ou en reconnaissance. On est en treillis, c.à.d. en toile blanche qui doit être lavé au moins une fois par semaine. Ces jours derniers j’étais à la carrière, à 20 mn de la ville. On y reste jusque vers 10 hs., le moment du signal “Rompez” pour rentrer ensuite au camp où il y a rapport et ensuite la soupe. Reprise du travail à 12.15 hs. au plus tard jusqu’à 16 hs. 30 ; on se met en drap (pantalon rouge, veste) puis de nouveau rapport et ensuite revue, un jour des effets de drap, de khaki, de treillis, du linge, des cuirs etc. parce que quelques poilus avaient perdu ou vendu leurs effets ou bien qu’on y avait découvert des poux. Lorsqu’on a mangé la soupe, il est au moins 18 hs 30 et l’appel du soir est à 20 1/2 hs. Tu vois que cette vie ici est bien monotone et très fatigante ; je me demande journellement quand on rentrera enfin dans une vie ordinaire ...
Tu as lu sans doute l’article du sénateur Béranger (1) dans le “Journal” ? Même lui, tout en se prononçant pour l’annulation pure et simple des engagements, dit bien qu’on restituera leurs biens après la guerre ! Donc, de ce côté rien à craindre.
Tu me donneras des nouvelles si Suzanne est complètement rétablie comme je l’espère. Que te raconte donc le docteur Réjou ? (2) Je parie qu’il n’est pas aussi chauvin que beaucoup d’autres en ce moment et qu’il juge les choses plutôt froidement. Malgré les affirmations de tous les côtés, j’ai peine à croire que les Allemands aient perdu toute notion de justice, d’humanité et de culture. Et pourtant, en présence de tant de témoignages, on est pour ainsi dire forcé de croire ... (3)
Siret m’a écrit quelques lignes privées, disant entre autres que Février a rapporté environ 350 (4). Certes, tous ces gens-là ne font qu’obéir aux lois en me laissant ignorer la marche des affaires ; j’avais seulement le tort de considérer le bureau de Bx. (5) pour ainsi dire comme mon oeuvre personnelle. Ce qu’il y a de certain c’est que nous ne mènerons plus cette vie-là après la guerre : je ferai comme le père Leconte, prenant régulièrement mes vacances et mes heures de repos. Quant à la naturalisation, je pense toujours qu’elle sera accordée bientôt après la guerre ... Et voilà que notre aînée va bientôt avoir 6 ans et que ses questions, ses pourquoi doivent bien commencer à t’embarrasser ...
Et la question de l’école se pose : lycée ou école communale de Caudéran. Qu’en penses-tu maintenant ? As-tu eu des nouvelles de ton amie de Stockholm ce dernier temps ? A en juger par les journaux, l’opinion publique en Suède doit avoir changé quelque peu ces derniers mois, surtout après le coup des sous-marins (6). Car si le porte-monnaie est attaqué, les idées changent rapidement ...
Donc, ma chère petite femme, ne t’inquiète pas pour moi, tes cartes seront promptement expédiées et je t’écrirai des lettres autant que mon temps le permet.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.
Paul
Le bonjour à Hélène. As-tu eu des nouvelles de Mme Plantain ?
Notes (François Beautier)
1) - "Béranger" : Bérenger
2) - "docteur Réjou" : vraisemblablement médecin de la famille, il a la confiance de Marthe et de Paul.
3) - Paul s'inquiète ici de la montée en puissance de la propagande anti-allemande, dont il n'ose cependant pas - censure oblige - nier formellement les assertions.
4) - "350" : il s'agit de francs ; cette somme représente environ les 2/3 des dépenses mensuelles minimales de Marthe pour subvenir aux besoins du foyer.
5) - "Bx." : Bordeaux
6) - "coup des sous-marins" : allusion à la protestation de la Suède, de la Norvège et du Danemark remise le 15 février 1915 à l'Allemagne qui arraisonne ou coule, jusque dans leurs eaux territoriales, tout navire neutre qui approvisionne l'autre camp. Paul, comme la presse alliée de l'époque, ne relève pas que cette protestation s'adresse simultanément au Royaume Uni, qui fait de même, et il retient seulement que pour la première fois la Suède prend un point de vue officiellement hostile à l'Allemagne, ce qui ne signifiait cependant pas que les Suédois souhaitaient alors que leur pays rejoigne la Triple-Entente.
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