Casablanca 1915 |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza le 8 Mars 1915
Ma chérie,
Je viens de recevoir tes lettres des 13, 25 et 27 Février ; la première est passée par Casablanca (1) et a mis 8 jours de plus, car notre courrier va via Oran (2), vu que le chemin de fer d’Algérie vient jusqu’au delà de Oued Aghbal (12-13 km d’ici) alors que celui de Casablanca s’arrête actuellement à Fez, soit 90/100 km d’ici. A partir d’aujourd’hui, le courrier de Taza est expédié journellement et arrive de même tous les jours ce qui est une amélioration sensible et te fera plaisir également.
Je te prie de me dire comment Leconte t’a expliqué pourquoi il envoie 300 au lieu de 400 Frs., car je n’ai plus eu de ses nouvelles. Comment d’autre part était libellé le reçu que tu lui as envoyé pour les 300 Frs. ? Je pense que tu comprends l’importance de cette dernière question, car il ne faudrait pas que le reçu dise que j’ai reçu mon prélèvement de tel mois ! Tu n’as pas joint non plus les articles du Démocrate de St Nazaire (3); mais comme je l’ai écrit, L. m’a envoyé le premier et la copie de sa réponse. Comment as-tu donc reçu ces copies ? Par Nantes ? Il est probable, comme je te le disais déjà que c’est par suite de la loi sur le trafic avec les Allemands que L. et B. (4) de Nantes ne nous écrivent plus. Personnellement, je ne pense guère aux affaires mais beaucoup à toi et à ton genre de vie actuelle. Tu m’intrigues avec tes allusions mystérieuses à Mme D (5). Elle n’a tout de même pas essayé de t’entraîner ? Tu as tort de m’envoyer 100 Frs, peut-être as-tu pu ramener ce montant à la moitié, car je ne tiens pas à avoir trop d’argent sur moi et je n’ai besoin que de 20 Frs par mois. Quant aux envois de chocolat, cela devient tout de même trop cher avec le port. Je paie ici 24 sous pour une grande plaquette qui n’est cependant pas aussi bon que le chocolat Menier.
Maintenant que nous ne sommes plus que 8 par marabout, nous sommes assez confortablement installés. J’ai un lit avec un paillasson rempli de crin végétal - un “sac à viande” fait de drap et dans lequel on se met comme dans les draps, un traversin et 3 couvertures, car il fait frais la nuit. Je dors très bien et ne garde que la chemise et le caleçon ; mais je tire mon passe montagne sur la tête car je porte les cheveux tout courts. Le soir je lis à la lueur d’une bougie placée sur une planche dans le mur. Ou encore on joue aux cartes ou on écrit. Depuis ce matin le sirocco souffle de nouveau en tempête, soulevant des nuages de poussière mais le soleil brille toujours. La nouvelle enquête a probablement trait à la naturalisation, ce qui ne serait pas dommage !
Valentin est resté à Bel Abbès et m’écrit que la musique partira peut-être en France. En attendant, il y a eu un nouvel arrivage de 75 poilus ici, venant de Bel Abbès. J’espère toujours que d’ici 2/3 mois la décision (6) sera tombée en France ; tu verras si j’ai raison ! Il semble que les vivres commencent sérieusement à manquer en Allemagne, ainsi du reste que les matières premières pour les munitions et certaines industries (7).
Tu as probablement entendu qu’on a déposé un projet de loi au Sénat (Béranger) (8) pour annuler les engagements des Austro-Allemands pour la durée de la guerre de ceux qui sont restés en France et ne sais pas si cela va passer, mais si oui, Singer (9) qui semble toujours être à Lyon, tomberait sous le coup de cette loi. A propos, il y a dans mon nouveau marabout un Caudéranais pur sang, Savario, dont le père est entrepreneur plâtrier à Caudéran et dont la soeur est la femme du député Chaumet (10). Savario, qui est français, a fait 15 ans dans la Légion à titre étranger ; il y a aussi ici à Taza deux frères alsaciens qui travaillent à Bègles (11), et un jeune homme marié à Bordeaux, également alsacien (12). Tes journaux arrivent très régulièrement et je t’en remercie. Je vois aussi avec plaisir toute l’activité que tu déploies de tous les côtés ; il est bien dommage qu’il a fallu de cette occasion pour que je m’en aperçoive.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.
Paul
L’opération d’Hélène a-t-elle réussi ? Le bonjour pour elle.
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Casablanca" : grand port maritime du Maroc occidental, à près de 350 km à vol d'oiseau à l'ouest de Taza. Porte d'entrée de l'immigration française au Maroc, la ville est aussi une clé stratégique de la colonisation de l'ensemble du Maroc. Rebellée en 1907 et violemment pacifiée après un an de combats, elle est depuis septembre 1913 la tête de pont de la pacification du Moyen Atlas, laquelle n'est précairement obtenue qu’à compter d’avril 1914, au prix de combats et d’exactions féroces des troupes coloniales françaises qui valent au Général Mangin le surnom de “Boucher du Maroc”.
2) - "Oran" : grand port maritime de l'Ouest algérien, à 350 km à vol d'oiseau de Taza. Oran est alors la tête de pont stratégique de la conquête du Maroc oriental par la France puisque les ports du Maroc sur la Méditerranée sont occupés par l'Espagne et pratiquement coupés de l'intérieur du pays par le massif montagneux du Rif espagnol.
3) - "Démocrate de Saint-Nazaire" : il s'agit du quotidien "La Démocratie de l’Ouest", édité à Saint-Nazaire.
4) -- "L. et B." : Leconte et l'avoué Bonamy, tous deux implantés à Nantes.
5) - "Mme D." : Mme Devilliers.
6) - "la décision" : Paul espère que le printemps apportera l'offensive décisive et la défaite allemande.
7) - "industries" : l'Allemagne dispose alors encore d'énormes capacités intérieures de production mais ses importations par l'intermédiaire des pays neutres commencent à s'étioler du fait du blocus maritime anglais et de sa propre tactique de guerre sous-marine qui frappe aussi des navires neutres dont les pays d'origine - notamment les U.S.A. - réagissent contre elle en renchérissant ou coupant leurs livraisons.
8) - "(Béranger)" : le sénateur radical-socialiste de la Guadeloupe Henry Bérenger (1867-1952), membre de la Commission sénatoriale des Armées de 1912 à 1945, a déposé le 18 février 1915 une "proposition de loi relative à la suppression des engagements contractés dans l'armée française au titre de la Légion étrangère depuis le 1er août 1914, par des sujets non naturalisés, appartenant à des nations en état de guerre avec la France et ses alliés" et a participé le 6 mars au débat du "projet de loi autorisant le Gouvernement à rapporter les décrets de naturalisation de sujets originaires des puissances en guerre avec la France" (extraits du Journal Officiel). Paul s'inquiète vivement de ces nouvelles qui traduisent une méfiance soudainement approfondie de la France envers ses "ressortissants étrangers ennemis" engagés pour la durée de la guerre et qui menacent d'effacer la promesse de l'État de les naturaliser (après enquête judiciaire) à l'issue de leur engagement (loi du 5 août 1914).
9) - "Singer" : ressortissant allemand que Paul a rencontré ou retrouvé au centre de recrutement de la Légion à Bayonne, et qui est resté affecté à Lyon, en tant que fourrier.
10) - "Chaumet" : Charles Chaumet (1866-1932) député de la Gironde de 1902 à 1919, plusieurs fois sous-secrétaire et secrétaire d’état puis ministre entre 1911 et 1925, sénateur de 1923 à 1932, président de l'Union démocratique et radicale à partir de 1924.
11) - "Bègles" : ville de la banlieue sud de Bordeaux.
12) - "Alsaciens" : officiellement allemands, donc "ressortissants ennemis", les Alsaciens qui s'engagent dans l'Armée française bénéficient en fait de la possibilité de choisir de rester affectés en métropole, et d'obtenir rapidement leur naturalisation. Paul tente de rassurer Marthe sur son sort en lui présentant un Français et trois Alsaciens de la région bordelaise qui partagent sa condition de légionnaire à Taza.
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