lundi 30 mars 2015

Lettre du 31.03.51

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran



Taza le 31 Mars 1915

Chérie,

Je suis content que mes lettres te parviennent maintenant régulièrement ; tu ne te feras au moins pas de mauvais sang pour moi ! On devient du reste tout à fait fataliste, c. à. d. on fait comme les Arabes : on se dit que si l’on doit mourir, on a beau faire ce qu’on veut, personne n’échappe au sort. Une tuile peut me tomber sur la tête en plein cours d’Intendance à Bordeaux aussi bien qu’une marmite dans le front ou une tuile marocaine dans le bled marocain. Ce thème paie souvent les frais de la conversation ici et la plupart des poilus (ou des “megs” (1) comme on les appelle au Maroc) l’ont adopté.
J’étais sûr que si Mme Plantain était devenue si rare, ce n’était point parce qu’elle avait changé d’idées, mais parce qu’elle était trop occupée. Mr. Plantain correspond assez régulièrement avec moi, c.à.d. je reçois une lettre toutes les 3 semaines à peu près. P. (2) fait son devoir en bon Français, mais il trouve aussi que le service est bien dur pour des gens de notre âge. Evidemment là-bas ce ne sont pas les longues marches qui fatiguent, mais la vie dans les tranchées humides, les veillées de nuit et le temps défavorable. On appelle cela pourtant dans le civil la vie au grand air ... Depuis une dizaine de jours nous avons peu marché par suite du mauvais temps ; ce ne sera que vers le 15 avril que nous partirons faire une colonne de quelques jours et à cette occasion ma correspondance deviendra un peu plus irrégulière pendant une semaine environ. Mr. Penhoat m’a également écrit hier une lettre plutôt mélancolique. Il aurait bien voulu partir pour le front pour changer cette vie monotone de dépôt, mais il est décidément condamné à tenir compagnie à la Tante Julie (3). Il a cependant encore obtenu un congé de quelques jours pour aller à Paris. Il en a donné connaissance à Leconte pour que celui-ci vienne le voir et causer s’il peut, mais il ne croit pas que L. vienne.

le 1° Avril 1915

Ton histoire des chaussettes russes est probablement un poisson d’Avril. Il me semble que je t’ai expliqué assez clairement que ce sont tout simplement des morceaux de toile, et même de vieille toile, provenant d’un drap de lit, d’une vieille chemise, d’un vêtement quelconque, jupon etc., et grands de 40 à 50 cm de chaque côté. On appelle cela en Allemagne “Fusslappen” (4) (cette expression figurant également dans ma lettre) et on les met tout simplement autour du pied à la place de la chaussette ou du bas pour la marche. Que veux-tu que je fasse avec du crêpe Velpeau (5)? Enfin comme le colis met tout de même 16 à 20 jours sinon 3 semaines, je vais me procurer ces chaussettes russes ici, mais il est probable que je les payerai 30 à 40 sous, alors que tu les aurais eues pour rien dans tes vieilles affaires ...
Il ne faut pas tout croire ce que les gens racontent au sujet du Maroc. Ainsi la prise de Taza a été effectuée en Mai 1914 par la Légion, les Tirailleurs Algériens et les Zouaves et il est peu probable que le bonhomme en question ait servi dans un de ces régiments ; il y avait, il est vrai, aussi de l’artillerie de montagne, mais ce sont des alpins (6) qui sont encore ici. 
En ce qui concerne la proposition Béranger (7) ne te fais pas de mauvais sang. On ne peut pas retirer de la Légion tous les Allemands et Autrichiens qui s’y trouvent depuis la guerre, car il y aurait trop de vides, notamment ici au Maroc. On vise du reste ceux qui sont restés dans les dépôts en France. Mais on dirait presque que tu ne peux pas être heureuse sans cauchemar ???
As-tu reçu maintenant les papiers remis au Commissaire ? Pour moi, c’est pour la naturalisation, car après la décision préfectorale, il n’y a pas lieu de revenir sur la question du permis de séjour (8). Le moratorium est prolongé de nouveau de 3 mois, de sorte que le terme du 10 Février n’est payable que le 10 Août. Ne te prive donc pas pour les beaux yeux de Mme Robin.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.
                                                 
                                               Paul



Prière d’écrire textuellement et sans commentaire dans ta prochaine lettre : Je suis passée chez Ferret (9), mais il ne lui reste aucun livre d’enseignement de la langue anglaise sauf des petits manuels de conversation courante à 1 Fr. pièce. Veux-tu un de ceux-ci ? Il paraît que tous les bouquins ont été livrés aux armées qui sont en liaison avec l’armée anglaise dans le Nord (10).

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "megs" : argot légionnaire venu de "mégot" et désignant les fumeurs de tabac. A donné "mec" en métropole, où "meg" peut signifier aujourd'hui "fille". 
2) - "P." : Mr. Plantain
3) - "Tante Julie" : Mr. Penhoat est apparemment soit affecté à la garde militaire d'un dépôt ferroviaire ou portuaire, soit en attente d'affectation donc consigné dans un dépôt militaire. Il est ainsi, selon Paul qui se réfère à une expression plus allemande que française, en compagnie de "Tante Julie" (ou "Julia"), dite aussi "Veuve Julie", qui symbolise l'armée. Une religieuse était à la même époque très célèbre en France sous le nom de "Sœur Julie" : il s'agissait d'Amélie Rigard, décorée le 21 novembre 1914 de la Légion d'Honneur par le Président Poincaré pour avoir victorieusement tenu tête aux envahisseurs allemands qui s'apprêtaient le 24 août 1914 à massacrer les blessés civils et militaires français qu'elle avait accueillis dans l'hospice catholique de Gerbéviller (en Lorraine, au sud de Lunéville) dont elle avait la charge. Depuis lors elle était présentée par l'Armée française et la presse populaire comme une héroïne catholique de la défense nationale, voire comme une version vivante de Jeanne d'Arc.
4) - "Fusslappen" : en français "chaussette russe" ou par extension erronée "lapti" (chaussure rustique russe faite de végétaux ou de chiffons).
5) - "crêpe Velpeau" : bandage médical fait de crêpe de coton inventé par le chirurgien Velpeau vers le milieu du XIXème siècle. Ce qu'on nomma souvent à tort, par analogie, "bande Velpeau" pendant la Grande Guerre était officiellement la "bande molletière", un élément de l'uniforme bleu horizon (à partir du printemps 1915) servant à protéger les mollets par une pseudo guêtre faite d'une bande de tissu épais enroulée de la cheville jusqu'au genou.
6) - "alpins" : soldats des régiments de "chasseurs alpins". Paul tente vraisemblablement de rassurer Marthe en réfutant un témoignage rapportant que la prise de Taza (dite officiellement "réduction de la tache de Taza") en mai 1914 s'effectua très violemment, notamment du 10 au 13 mai, avec des pertes dans les rangs de la Légion, placée en tête de l'opération. 
7) - "Bérenger" : Paul a corrigé le nom, ce qui indique qu'il le transcrivait auparavant  phonétiquement, faute de l'avoir lu dans un journal civil ou une dépêche militaire.
8) - "permis de séjour" : sa délivrance à Marthe, par le Commissaire de Police de Caudéran, est conditionnée à la reconnaissance par la Préfecture de la Gironde du statut de "soldat engagé volontaire pour la durée de la guerre, effectivement présent dans son corps d'affectation" de Paul.
9) - "Ferret" : il s'agit de la librairie des éditions Feret, société bordelaise qui a fêté son bicentenaire en 2012.
10) - "dans le Nord" : Paul demande à Marthe une fausse déclaration, peut-être dans le but de s'attribuer le monopole d'une excellente maîtrise de la langue anglaise et ainsi de pouvoir postuler à une affectation dans les bureaux du commandement ? Ou de se rendre indispensable en donnant des cours particuliers? 

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