mardi 12 avril 2016

Lettre du 13.04.1916



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 13 Avril 1916

Chérie,

J’ai bien reçu tes lettres des 21 & 5 courant. Comme déjà dit, j’ai écrit aussi tout ce temps-ci 3 fois par semaine, y compris il est vrai mes cartes aux enfants. 
Vous voilà bientôt arrivés à Pâques : 10 jours encore ! Mais je crois que je prendrai la garde le 22 à 5 hs - comme je serai aussi de garde dimanche prochain. Il est vrai que comme promenade on ne peut pas aller bien loin ici : il n’est guère permis d’aller à plus de 1 ou 2 km de la ville dans aucune direction pour éviter les coups de fusil. On se contente donc d’aller s’allonger dans la forêt des oliviers ou bien dans les jardins au bord de l’oued où tout est fleuri maintenant. Comme concert il y aura les coups de canon réglementaires, ne fût-ce que sur les troupeaux des bicots non soumis qui tâchent maintenant de paître dans la plaine de Taza ou sur le versant des montagnes qui, en haut, sont nues. Au pied cependant et dans la plaine il y a de luxurieux pâturages et l’herbe pousse à hauteur d’homme. Même notre champ de tir - où nous avons manoeuvré aujourd’hui - est tout fleuri et ne se reconnaît pas sous son tapis vert, blanc, rouge et bleu. Enfin, c’est le printemps en plein, déjà un peu chaud ! Presque tous les Goums (1) et Spahis (2), lorsqu’ils amènent leurs chevaux dans les prés, ont un joli petit poulain qui trotte à côté de sa mère et même les mamans chameau se promènent avec leur petit qui, lui, a aussi déjà l’air d’un chameau. Le dimanche toutefois est fort apprécié par nous tous car nous sommes complètement libres ce jour (à moins qu’il y ait un convoi ou que nous soyons de garde). On reste donc au lit jusqu’à 8 et même 9 hs s’il fait mauvais temps ; quelques-uns vont de bonne heure à la pêche, d’autres se débrouillent pour trouver du vin et se saouler ...
Taza s’embellit malgré tout : les jardins autour du Cercle des Officiers et celui des Sous-Officiers sont sensiblement agrandis et aucune cantine ou autre lieu de distraction pour les simples soldats n’enlaidit la ville, dont la partie extérieure (occupée par la troupe) a reçu maintenant des lampes et se trouve ainsi brillamment illuminée. Les routes s’améliorent beaucoup, du moins dans le voisinage immédiat de la ville qui, elle, est maintenue dans son état primitif et pittoresque ...
N’as-tu réellement pas peur de faire traverser à Suzette le centre de Bordeaux pour te chercher à la leçon ? Mr. Lartigue (3) t’a-t-il parlé lorsque tu l’as rencontré ? Si je me rappelle bien, il était dans la Parfumerie Daver (4), mais je n’ai pas eu l’impression qu’il était un homme d’une intelligence particulière. Sa femme avait, je crois, ces petites combinaisons d’achat à crédit ... qui ne doivent donc pas être si désavantageuses que cela ? 
L’alerte en Hollande (5) est certainement à l’américaine (6) et n’aura pas de lendemain. As-tu lu que l’écrivain Stilgebauer (7) a fait publier par un journal hollandais un assez violent article contre les dirigeants allemands ? 
La scission des socialistes allemands (8) occupe encore passablement la presse qui semble y attacher plus de valeur que toi. A propos de ta mère, je crois que tu exagères quelque peu sa sensibilité ! J’admets bien qu’elle souffre de te savoir loin, mais je ne crois point qu’elle te considère comme “perdue”, car elle pense certainement bien moins loin que toi.
Passez donc gaiement Pâques, car tu as certainement besoin d’un peu de distraction.
Mille baisers.

                                                   Paul



Notes (François Beautier)
1) - "les Goums" : il semble que Paul, à moins que ce soit sa compagnie, emploie à tort le mot "goum", qui désigne une unité d'infanterie légère de l'Armée d'Afrique, essentiellement composée d'autochtones, les goumiers.
2) - "les Spahis": membres essentiellement marocains des unités de cavalerie légère de l'armée française d'Afrique. Paul, qui n'attribue pas la majuscule aux Arabes, bien qu'il s'agisse d'un peuple, la donne sans réticence à ses collègues soldats autochtones. 
3) - "Mr. Lartigue" : ?
4) - "Parfumerie Daver" : le grand parfumeur parisien J. Daver disposait à Bordeaux d'une usine-point de vente, la parfumerie Mayaudon. 
5) - "l'alerte en Hollande" : les Pays-Bas menacent l'Allemagne de rejoindre les Alliés (et l'Allemagne d'envahir la Hollande) à la suite des torpillages par des sous-marins Allemands, les 16 et 18 mars en Mer du Nord de deux navires néerlandais, la Tubantia, et le Palembang. Paul ne dit sans doute rien de la démission de l'amiral Alfred von Tirpitz, le 15 mars 1916, dont la politique de guerre sous-marine à outrance venait d'être désapprouvée par l'Empereur, parce que dans les faits rien ne changea, comme le prouvent ces torpillages de navires hollandais... 
6) - "à l'américaine et n'aura pas de lendemain" : allusion aux protestations jusqu'alors sans conséquence des USA à la suite du torpillage du Lusitania, paquebot britannique transportant des ressortissants américains, le 7 mai 1915. Paul s'impatiente de voir les USA entrer dans la guerre contre l'Allemagne, ce qu'ils feront le 6 avril 1917. 
7) - "l'écrivain Stilgebauer" : Edward Stilgebauer, écrivain allemand (1868-1936), exprima son pacifisme en s'exilant en Suisse dès le début de la Première Guerre mondiale. Travaillant pour divers journaux européens il développa une analyse très critique du militarisme allemand, ce qui vaudra plus tard à son œuvre (notamment à ses deux "Romans de la guerre mondiale" ("Inferno" et "Le navire de la mort", parus en 1916 et 1917) de figurer sur la liste des ouvrages interdits par les nazis.

8) - "la scission des socialistes allemands" : allusion à la dissidence de députés du PSD qui ont refusé de continuer à soutenir la politique belliciste d'union nationale de leur parti et ont rejoint le groupe autonome piloté par Karl Liebknecht.

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