vendredi 15 avril 2016

Lettre du 16.04.1916



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, Dimanche, le 16 Avril 1916

Chérie,

Etant de garde à Bab Djema (1)  je reçois à l’instant ta lettre du 7 cour. et comme il se confirme que nous partirons demain pour ne retourner que vers la fin de la semaine, je vais t’écrire encore aujourd’hui, tout en te confirmant ma carte d’hier. Nous allons, paraît-il, travailler sur la piste de l’Oued Amélie (2), qui s’est effondrée à la suite des récentes pluies et dont la réparation a été commencée la semaine dernière par quelques autres Compagnies, qui vont rentrer ce soir. Mais de toute façon nous allons être de retour pour Pâques ce qui est déjà une petite consolation. Je te retourne à cette occasion la coupure de l’Humanité avec le discours de Mr. Bethmann von Hollweg (3) dont j’avais déjà lu un extrait dans l’Echo d’Oran. En lisant ces paroles, incontestablement bien tournées et qui traduisent une telle confiance, on reste involontairement rêveur. Car on se demande s’il est réellement possible de travestir à tel point la vérité que les assurances données officiellement de part et d’autre sur le même sujet sont diamétralement opposées. Je veux bien admettre qu’il faut entretenir l’énergie et la confiance du peuple si l’on ne veut pas tout simplement abandonner la lutte. Mais je ne trouve point dans le discours du Chancelier les points de faiblesse que veulent y remarquer les journaux des Alliés. Où alors se trouve la vérité ? Certes, Bethmann ne parle plus d’une indemnité de guerre et il avoue aussi que la victoire décisive n’est point encore remportée. Mais ses allusions aux prétentions de l’Allemagne tant pour les territoires belges que pour la Pologne et la Courlande (4), doivent tout au moins troubler les lecteurs français intelligents, à moins qu’ils soient persuadés d’avance qu’ils vont lire des mensonges. Sur un point le Chancelier a certainement menti : c’est lorsqu’il veut faire croire que les Allemands ont été reçus comme des libérateurs par les Polonais. Tout le monde - même en Allemagne - sait en effet que la situation des Polonais prussiens (5) était assez lamentable ; et au surplus les journaux polonais, que quelques légionnaires reçoivent ici par l’Amérique, dépeignent la domination allemande en Pologne comme épouvantable ... 
Nous avons vu arriver hier soir un détachement de la Légion venant de Bel Abbès (6) et dont une partie restera ici, tandis que l’autre ira au Tadla (7), à ce qu’il paraît. Si ce dernier point se confirme, notre bataillon ne serait donc point appelé à aller au Tadla comme on disait il y a quelque temps, ce qui ne serait que tant mieux sous un rapport. 
Je regrette beaucoup que Mme Penhoat soit revenue sur sa décision, car cette visite t’aurait au moins distraite pour quelques jours. Et Mr. Penhoat me l’annonçait précisément hier ...
Sous la rubrique “Permissions” encore cette nouvelle que trois hommes seulement ont été autorisés à partir pour 15 jours dont 2 Français et un Lorrain. Un Turc, engagé pour la durée de la guerre, a reçu cette réponse qu’étant d’une nation en guerre avec la France, il n’avait pas le droit à la permission, bien qu’il soit depuis de longues années marié à Paris. Savario n’a pas obtenu non plus de permission, mais il s’est débrouillé pour entrer à l’hôpital et ira ces jours-ci à Guercif ou Oujda pour se faire soigner.
Il me semblait que Mr. Devillier (8), après son renvoi du Ministère, était rentré dans son ancienne place chez Mr. B. (9)?
Bonne fête et un bonjour pour Hélène.
Pour toi et les enfants, mes meilleurs baisers.

                                                  Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Bab Djema" : poste de garde à la jonction entre la vieille ville de Taza et les camps militaires chargés de la pacifier et contrôler.
2) - "Oued Amélie" : Paul écrit phonétiquement le nom de l'Oued Amelil (actuel Amlil) où il est déjà allé en novembre 1915 (voir sa carte postale du 24 novembre 1915). Il s'agit d'un poste à mi-chemin de Taza à Fès soit à une quarantaine de km de Taza, qui contrôle la piste et la voie ferrée stratégiques le long de l’oued Amelil.
3) - "Bethmann von Hollweg" : Bethmann Hollweg, chancelier du Reich. Il s'agit vraisemblablement de son discours au Reichstag du 5 avril 1916 dans lequel il disait sa confiance en une victoire finale de l'Allemagne et réclamait un budget militaire alourdi.
4) - "Courlande" : région devenue l'actuelle Lettonie, alors attachée à l'Empire russe depuis le troisième "Partage de la Pologne" en 1795. L'Allemagne voulait annexer cette région (éventuellement pour y créer plus tard un État-tampon à sa botte), et comptait y parvenir en s'appuyant sur la partie germanophone de la population (comme en Belgique et en Pologne) et sur les classes dirigeantes conservatrices et germanophiles (les "barons baltes", fermes opposants à la contagion de la révolution de 1905 et à celle qui s'annonçait de nouveau en Russie). Or, le 18 mars 1916, l'armée allemande a été enfoncée par les Russes en Courlande et le chancelier du Reich n'en a semble-t-il tenu aucun compte dans la réaffirmation des visées expansionnistes de l'Allemagne. Celles-ci demeurent inchangées depuis qu'en avril 1915 le Reich les a fait connaître aux Alliés par le canal du Colonel House envoyé spécial du Président Woodrow Wilson en Europe : elles comportent par exemple la cession d'une partie de la Belgique et d'une partie du Congo français...
5) - "les Polonais prussiens" : l'Allemagne, qui occupe la Pologne depuis l'été 1915, revendique soit son absorption (le Congrès de Vienne de 1815 avait remis à la Prusse une partie de la Pologne), soit d'y créer avec l'Autriche-Hongrie un ou plusieurs États-tampons favorables aux puissances centrales face à la Russie. Comme en Courlande, la légitimité de cette volonté d'expansion du territoire allemand ou de la zone d'influence allemande s'appuie sur la présence de germanophones en Pologne, les "Prussiens de Pologne" (expression que Paul rectifie en "Polonais prussiens").
6) - "Sidi Bel Abbès ": en Algérie occidentale, dépôt principal de la Légion en Afrique du Nord.
7) - "le Tadla" : Paul a évoqué la ville de Tadla dans sa lettre du 25 février 1916, en disant que sa compagnie allait peut-être s'y rendre. Il s'agit d'une ville - Kasba Tadla - et de son territoire tribal berbère - le Tadla -, situés à mi-chemin de Fès et de Marrakech donc en position stratégique pour contrôler les accès occidentaux du Moyen Atlas. Il semble que le plan utilisé par Mangin en 1913, pour établir la paix dans les deux Maroc, soit repris en 1916 pour y rétablir l'ordre en créant une tenaille composée au sud-ouest par les troupes françaises de Casablanca et Tadla et au nord-est par celles de Taza et Fès. 
8) - "Mr. Devillier" : relation des Gusdorf. Employé par le gouvernement replié à Bordeaux, M. Devillier avait sous-loué avec sa famille une partie de la maison des Gusdorf au début de la guerre.  

9) - "Mr. B." : ? 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire