Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza, le 21 Avril 1916
Chérie,
Rentrant à Taza, je viens de trouver ta lettre du 11 courant et le journal du 1° ; ceux des 9, 10 & 11 Avril me manquent encore, mais suivront demain, j’espère. En ce qui concerne le contenu principal de tes lignes, je ne vois vraiment pas en quoi je t’ai empêché de faire ce que bon te semble pour te rendre compte de notre situation exacte. Je t’ai exposé mon propre point de vue en te répétant plusieurs fois de façon très détaillée ce que j’en pense. Tu m’as répondu il y a à peine un mois que tu étais bien d’accord avec moi sur l’attitude à prendre : alors pourquoi maintenant ces véhéments reproches ? (1) Il me semble que je n’aurais même pas pu te laisser plus de liberté qu’en te disant de faire toutes les démarches que tu jugeais utiles. Donc explique notre cas à Me Lanos (2) puisqu’il le connaît déjà à peu près et parle-lui aussi de l’attitude étrange de Me Bonamy dans cette affaire. Montre-lui en outre les 2 certificats que je t’ai envoyés d’ici et la coupure ci-jointe de l’Echo d’Oran du 18 Mars 1915 qui parle d’un cas analogue. D’après ce que je sais, les présidents des Tribunaux ont la liberté de juger les cas en toute indépendance et il se peut que celui de Nantes juge autrement que celui de Paris. Pour ta gouverne, Saïda est dans l’Algérie et garnison du 2° Régt. Etranger comme Bel Abbès garnison du 1°. Merzger (3) n’est donc même pas au Maroc comme moi depuis 15 mois.
Ton opinion sur ce que j’aurais pu ou dû faire pour forcer L. (4) à m’envoyer les comptes est absolument contraire au bon sens. T’ayant exposé ma façon de penser à différentes reprises, je n’insiste pas. Penhoat de même a refusé de remettre à L. ses fonds et s’il tenait ses livres à sa disposition, c’était à la condition expresse qu’ils ne quittaient pas le 108 Bd de Clichy. Si nous trouvons des preuves que L. fait des affaires pour son propre compte, sa situation sera assez mauvaise vis à vis de nous après la guerre. En attendant, ce fait ne nous porte aucun préjudice, toujours d’après mon avis à moi. Maintenant, agis comme tu veux sous tous les rapports et si tu as besoin de vendre pour verser une provision à l’avocat (B. (5) à Nantes avait demandé 200 Frs. que L. lui a avancés pour moi) vends tranquillement ; inutile de me consulter encore là-dessus. Mais si Me L. (6) veut s’occuper de cette affaire, il serait peut-être bon de prévenir Me B. qu’il n’a plus besoin de s’en occuper.
Il m’a été assez intéressant d’apprendre par la bouche de Mr. Asquith (7) ce que les Anglais entendent par l’écrasement du militarisme prussien et comment ils envisagent en général les conditions de paix. C’est déjà un petit pas en avant pour moi ...
En route, nous avons passé quelques journées aussi agréables qu’utiles : On se levait à 4 1/2 hs de façon à pouvoir admirer le lever du soleil. A 5 hs on allait travailler pour réparer la route pour que l’automobile du Général (8) puisse commodément retourner à Fez. Le 2° jour il faisait quelque 40° de chaleur ; les 3° et 4° de la pluie ; donc beaucoup de changement et, en conséquence, de la distraction. Il n’est cependant pas impossible que nous restions encore le dimanche de Pâques à Taza et qu’on ne reparte que le lundi ou mardi suivant.
Le Poulet à la gelée ainsi que le Cassoulet ont trépassé pendant ces journées en route : ils étaient excellents.
Mes meilleures tendresses pour toi et les enfants.
Paul
Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Il semble que Marthe, angoissée par sa situation matérielle, reproche ici à Paul de n'avoir pas réussi à débloquer ses avoirs, mis sous séquestre.
2) - "Me Lanos" : Maître Lanos, avocat, apparemment embauché par Marthe pour remplacer le précédent, Maître Bonamy, qui ne répond plus.
3) - "Merzger" : apparemment un soldat connu des Gusdorf et qui, à la différence de Paul, bénéficierait d'un régime plus avantageux que le séquestre qui fige les avoirs de Paul dans la société Leconte.
4) - "L." : Leconte.
5) - "B." : Maître Bonamy, à Nantes.
6) - "Me L." : maître Lanos.
7) - "Asquith" : Herbert Henry Asquith, chef libéral de droite du gouvernement britannique de 1908 à 1916. Paul fait allusion au discours qu'Asquith prononça à Londres le 10 avril 1916 à l'intention des députés et sénateurs français invités par le Comité franco-britannique : ce discours était titré "Pourquoi la Grande Bretagne combat" et fut immédiatement publié en français par l'éditeur anglais Darling and Son. Paul se réjouit de la fermeté des Anglais et y voit le présage d'une issue prochaine de la guerre, par la défaite de l'Allemagne.
8) - "le général" : il s'agit du général Henrys, dont le quartier général est à Fès. C'est la première fois que, dans ses lettres, Paul manie le sarcasme en parlant de ses occupations militaires.
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