lundi 4 avril 2016

Lettre du 05.04.1916

Porte du Mella, Fez, vers 1920. Photographie Joseph Boushira
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 5 Avril 1916

Ma chérie,

Je viens de recevoir ta lettre du 27 qui s’est croisée avec la mienne du 2. Je t’aurais écrit hier ou aujourd’hui à midi, mais nous étions tenus en haleine tous ces jours-ci d’une façon extraordinaire : Le 3, convoi à Bab Mersouka (1) avec plusieurs traversées des oueds qui sont très profonds en ce moment et dont le courant est formidable. L’année dernière, nous étions le 3 également en convoi (à Bou Ladjeraf) (2) et il faisait tout aussi beau. Tout le pays est vert et couvert d’un tapis extraordinaire de fleurs. Le 3 au soir, je prenais la garde jusqu’au 4 au soir où le Général Henry (3) est arrivé de Fez (4). Ce matin, grands préparatifs parce que le Général devait visiter nos baraquements. Tout fut donc chambardé jusqu’au moment de la dite visite qui dura à peu près une seconde ... Cet après-midi enfin nous étions au tir et, comme dans la soirée la pluie se mettait à tomber, le nettoyage des armes etc. a pris pas mal de notre temps dit de repos ... 
Je te fais du reste mes compliments pour la confiture qui est  réellement bien meilleure que ce qu’on trouve dans le commerce. Le gâteau était également excellent et le chocolat idem. Quant au cassoulet et au poulet, je ne les ai pas encore attaqués. La lettre de Suzette m’a fait beaucoup de plaisir, et malgré l’orthographe encore un peu pittoresque, j’y constate tout de même des progrès. Ce que je ne comprends pas bien, c’est que Mme Plantain habite la Rue de l’Hermitage qui, en somme, est presque aussi éloignée de son usine du Cours de Bayonne que son domicile de Bègles ...? Et Suzanne apprend donc réellement l’allemand ?
Il est vrai que depuis près de 3 mois je n’ai plus écrit ni à Georges ni à Mr. Plantain, car d’une façon générale j’ai trop de flemme pour faire de la correspondance. Pl. (5) ne retourne donc pas au front et reste à l’arsenal de Tarbes ? Au sujet des permissions, on nous disait encore hier au rapport que seules ont des chances d’être prises promptement en considération les demandes s’appuyant sur un motif sérieux, maladie d’un parent proche etc ; encore faut-il que cette maladie soit attestée par la gendarmerie de l’endroit où le permissionnaire se rend. Il est donc à peu près certain que Savario n’obtiendra pas sa permission pour Caudéran.
Yvonne Penhoat (6) est certainement déjà une grande fille, et, étant en classe à Paris, doit être restée bien moins bébé que Suzanne. Jeanette (7), si je me rappelle bien, a l’âge de notre Georges et il doit donc être content d’avoir pour quelques jours “une petite fille”. Car je suppose que même déjà à son âge, sa soeur n’est pas la petite amie rêvée ...
Je lis sur le journal que la Banque de P. & P.B. (8) distribue 25 Frs. de dividende par action. Le bénéfice a sérieusement augmenté par rapport à l’année 1914 et les réserves sont tellement dotées qu’elles atteignent plus de 90 millions. Il est donc à présumer que ce titre remontera d’une façon régulière. Je suis curieux si le Comptoir d’Escompte (9) qui l’année dernière n’avait pas non plus distribué de dividende en paiera cette année-ci. Les petits rentiers (10) qui ne touchent qu’une partie de leurs coupons ne doivent pas être non plus dans leurs petits souliers dans ces temps de vie chère.
Je suis content d’entendre qu’Hélène est rétablie ; bien le bonjour de ma part ainsi que pour toute la famille Penhoat.
Mille baisers pour vous tous.


                                              Paul



Notes (François Beautier)
1) - "Bab Mersouka" : avant-poste officiellement dénommé Bab Merzouka (actuel Bab Marzouka), établi sur la crête du Col du Touahar, à une douzaine de km à l’ouest de Taza, pour contrôler la route de Fès. Paul en a parlé dans ses lettres du 28 février et du 23 mai 1915.
2) - "Bou Ladjeraf" : poste de protection de la voie ferrée Fès-Oujda. Paul en a parlé dans sa lettre du 4 avril 1915.
3) - "Général Henry" : en fait Henrys, chargé par Lyautey de maintenir la liaison entre les deux Maroc (oriental et occidental).
4) - "Fez" : officiellement Fès.
5) - "Pl." : Mr. Plantain
6) - "Yvonne" : fille aînée des Penhoat.
7) - "Jeannette" : fille cadette des Penhoat. 
8) - "P. & P.B." : Banque de Paris et des Pays-Bas, fondée par fusion de plusieurs banques européennes en 1872, elle est pendant la Grande Guerre la principale banque d'affaires française. Le relèvement de son cours en 1916, après la chute liée au début de la guerre, provient essentiellement du renchérissement du pétrole, dont elle contrôle par la Compagnie Française des Pétroles l'un des grands gisements exploités en Roumanie et dont elle entend contrôler bientôt les fabuleux gisements de la Shell en Mésopotamie grâce au renforcement de l'influence française sur Mossoul (actuel Irak).
9) - "Comptoir d'Escompte" : Comptoir national d’escompte de Paris. Paul en possède des titres qui sont placés sous séquestre avec ses autres biens : ce n'était pas grave en 1915 puisque le CNEP n'avait pas versé de dividendes, mais il est possible qu'il en verse en 1916... 
10) - "vie chère" : la situation des petits rentiers est effectivement préoccupante du fait du moratoire sur les loyers, de l'arrêt des versements de dividendes (il y a reprise en 1916) et des intérêts d'emprunts par beaucoup d'institutions et d'entreprises, enfin de l'augmentation importante de la plupart des prix des denrées de consommation courante. Mais la situation est encore plus grave en Allemagne du fait du blocus.

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