jeudi 11 août 2016

Lettre du 12.08.1916

André Marquet, Cheval à Marseille, 1916



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 12 Août 1916

Ma chérie,

Je te confirme ma carte postale d’hier et suis toujours sans aucune nouvelle, ce qui, j’espère, ne signifie rien de particulier. Peut-être Mme Penhoat est-elle arrivée maintenant avec sa petite famille ce qui aura augmenté ton effectif de petites suffragettes (1) à 4 sans compter le politicien Georges (2) . Tu ne dois donc pas avoir trop de repos car Yvonne est également très vive et la petite Jeanne (3) le sera probablement aussi.
Ici la chaleur continue de telle façon que je crois que nous ne repartirons pas de sitôt. Le mois d’Août et le commencement de Septembre sont en effet la saison de la fièvre (paludisme) et les hôpitaux sont pleins à craquer. Notre Compagnie y a aussi pas mal de monde en ce moment et il y a presque journellement de nouveaux cas malgré la quinine (4) qu’on nous distribue régulièrement. J’ai observé les effet de la fièvre pendant la dernière colonne, à un caporal qui était mon chef de tente. C’est foudroyant : dans un délai de deux jours cet homme, pourtant robuste, ne pouvait plus se tenir sur ses jambes. Il a dû être évacué sur Fez (5) d’où il écrivait ces jours-ci qu’il était à peu près rétabli et qu’il rejoindrait incessamment.
Au point de vue militaire il y a eu ce temps-ci quand même quelques progrès à enregistrer : d’une part l’avance lente mais constante des anglo-français et d’autre part la prise de Goricia (6) par les Italiens. Ce dernier point est le plus important et si la marche des Italiens sur Trieste continuait, comme tout le laisse croire, cet évènement pourrait avoir une influence décisive sur la fin de la guerre. Si celle-ci se finissait seulement cette année-ci, tout le monde serait content.
Tu n’as donc plus rien entendu ni de Me Bonamy ni de Me Palvadeau ?
Y a-t-il cette année beaucoup de fruits en France ? Ici ce sont surtout les melons qui sont très nombreux mais qui restent néanmoins recherchés. Je n’en ai jamais mangé autant que cette année et je ne les ai jamais trouvés aussi bons ! Mais il faut mettre 15 sous pour un bon fruit bien à point.
Une plaie dont nous souffrons terriblement ici, c’est la vermine, les poux, les puces et les punaises. Tu ne peux pas t’imaginer comment ces bêtes nous traquent ici dans ces baraques primitives adossées la plupart du temps à de vieux murs, vieux de plusieurs centaines d’années. Avec les premiers froids elles disparaissent, mais pendant l’été c’est insupportable, malgré malgré la poudre de pyrèthre (7) et autres désinfectants. Et je me demande souvent comment les bicots (8) peuvent supporter cette vermine qui, dans leurs trous et masures sales, couverts de terre et de branches d’arbres, doivent être encore bien plus nombreux que chez nous.
Je songe souvent au développement de nos gosses et me figure que Suzanne, avec ses 7 ans, doit avoir rudement changé et ne doit plus ressembler beaucoup au bébé qu’elle était lors de mon départ, alors qu’Alice doit être de la taille et de l’intelligence de Georges lorsque nous étions à Bayonne. Parle-t-elle déjà à peu près tout ?
A propos, mon ancien camarade Savario de Caudéran (9), après 13 ans de service, s’est arrangé d’être évacué sur l’Algérie (10), où il doit passer devant la Commission de Réforme, par rapport à ses yeux (??). Il n’est donc pas impossible qu’un beau jour il réapparaisse à Caudéran et fasse sa présentation au 22 Rue du Chalet. Tu sauras de toutes façons qu’il ne reviendra plus au Maroc et ne lui confieras donc rien pour moi. Un autre de mes camarades, un Caporal de ma section et un excellent garçon (Russe) sera libérable d’ici 3 mois à peine et va alors passer par Bordeaux, ayant un parent à Libourne (11). Si ce projet se réalise, je le chargerai d’aller te dire bonjour en passant et de te raconter un peu de la Légion, du Maroc et des Marocains. Mon ami Valentin (12) est toujours à Bel Abbès ; il était l’autre jour en permission et m’a envoyé une carte de Marseille, sa ville natale.
J’espère avoir demain de tes nouvelles et entretemps t’embrasse du fond du coeur. 

Paul

Bon souvenir à Mme et Melles Penhoat. 




Notes (François Beautier)
1) - "suffragettes" : allusion au penchant féministe de Marthe, que Paul traite - ainsi que les petites filles - de suffragettes, en référence au mouvement de revendication du droit de vote aux femmes né au Royaume Uni en 1903 et qui s'agite beaucoup durant la Grande Guerre (leur droit fut sélectivement reconnu en 1918, et totalement en 1928).
2) - "Georges" : fils de Paul, né en 1912 (qui deviendra un philosophe français célèbre).
3) - "Jeanne" : fille cadette des Penhoat, dont l'aînée est Yvonne.
4) - "quinine" : remède extrait de l'écorce du quinquina, utilisé en Europe depuis le XVIIe siècle pour combattre les fièvres intermittentes, et plus tard le paludisme largement répandu parmi les colons européens. Très longtemps seul remède connu à cette maladie, la quinine ne fut produite par synthèse qu'après la Grande Guerre.
5) - "Fez" : Fès, qui disposait d'un hôpital.
6) - "Goricia" : Gorizia, but de la Sixième bataille de l'Isonzo déclenchée le 6 août par les Italiens en vue de (re)prendre à l'Autriche le Trentin (dont Trieste, sa capitale). Le bilan victorieux mais jusqu'à aujourd'hui controversé de la bataille, terminée le 17 août, tient essentiellement au fait qu'il donna au Royaume d'Italie - membre de fait de la Triple-Entente depuis le 23 mai 1915 - le courage de déclarer officiellement la guerre à l'Empire allemand le 27 août 1916. Pour le reste, Paul se veut rassurant en forçant le trait des avances alliées sur les fronts occidentaux (elles sont plus significatives, au même moment, sur le front russe du Caucase, mais Paul n'en est manifestement pas encore informé). 
7) - "pyrèthre" : insecticide végétal traditionnel obtenu par broyage des fleurs séchées d'une variété de chrysanthème dite "de Dalmatie".
8) - "bicots" : terme désignant les Arabes, considéré à l'époque argotique et vulgaire mais non raciste (parce que le racisme était alors une composante fondamentale de la civilisation occidentale, dominante et se considérant de bon droit supérieure et civilisatrice donc colonisatrice). La question est de savoir si Paul emploie ce mot pour ne pas se distinguer des autres et accéder à la naturalisation (donc par conformisme volontaire), ou par inconsciente... bêtise (ce qui serait surprenant de la part d'une victime consciente de la xénophobie, voire - bien qu'il n'en dise rien - de l'antisémitisme). 
9) - "Savario, de Caudéran" : compagnon de régiment, originaire de Caudéran (où habitent les Gusdorf), que Paul a signalé à Marthe la première fois dans sa lettre du 8 mars 1915.
10) - "sur l'Algérie" : à Sidi Bel Abbès, siège et dépôt de la Légion
11) - "Libourne" : ville située à moins de 40 km. à l'est de Bordeaux.

12) - "Valentin" : déjà signalé par Paul dans sa lettre du 19 décembre 1914, ce Légionnaire musicien a pu obtenir une permission - à Marseille, sa ville natale - du fait qu'il est de nationalité helvétique, donc neutre, à la grande différence de Paul qui est classé "ressortissant ennemi".

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire