vendredi 26 août 2016

Lettre du 26.08.1916






Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 26 Août 1916

Ma Chérie, 

Nous voilà une fois de plus à la veille du départ pour le bled : le sac est prêt au pied du lit, à 15 hs 30 encore une revue en tenue de départ et demain matin à la première heure on foncera, coudes au corps. Comme je n’aurai guère le temps de t’écrire de Touahar (1), je vais employer cette heure dite de sieste pour causer un peu avec toi. 
En ce qui concerne “l’Oeuvre” je ne partage nullement ta manière de voir. Ce journal, assez souvent, dit encore des choses que d’autres taisent et, pour cela même, a été souvent suspendu (2). On est même quelquefois surpris d’y trouver des articles qui concluent que tout ce qu’on dit de mal de l’ennemi n’est point vrai, et si Gustave Théry (3) prend parfois les dirigeants à parti, il n’a pas toujours tort. Et juste ces petits articles “Les jours se suivent” étaient à mon sens bien mieux écrits que ceux de son successeur Jean Weber (4). Ce dernier a eu du reste si peu de succès que sa colonne a été bientôt supprimée au Journal. L’autre jour l’Oeuvre publiait une statistique prouvant qu’il y a eu, avant la guerre, environ 1 1/2 millions de Français à l’étranger contre 1 100 000 à peu près d’étrangers en France. Le premier chiffre paraît invraisemblable et bien peu de gens ont supposé qu’il y avait tant de Français à l’étranger. Ce sont pourtant les données officielles de la statistique ! Parmi les étrangers il y avait une centaine de milliers d’Allemands et une trentaine de milliers d’Austro-Hongrois (5).
J’ai passé avant-hier un mauvais quart d’heure chez le dentiste pour me faire arracher une dent creuse depuis 4 ans et qui me faisait horriblement souffrir ce dernier temps. Il est vrai que cette dent était complètement creuse, mais elle a cassé à tel point lors de l’opération que le médecin a dû recommencer pour enlever un bout après l’autre. Une racine est néanmoins restée dedans, mais ne me fait plus mal, et j’espère bien qu’elle partira sans une nouvelle intervention ! As-tu été de nouveau chez le dentiste ?
Pour ce qui est des lorgnons que j’achetais à 1 fr 50 à Bx, c’était bien chez un opticien nommé Salomon que je les prenais, à côté presque de la banque Molinar (6) et qui semble avoir déménagé. Ils remplissaient bien entendu aussi bien leur but que ceux de 6 Frs. tout en étant peut-être un peu moins élégants. Mais comme pour le moment je suis muni, cela n’a pas d’importance. J’ai lu l’article du neutre (7) sur l’alimentation à Berlin qui revient en effet bien cher ! Les cuisines populaires doivent sans doute avoir une affluence énorme ! Je me demande un peu comment le problème a été résolu en province et malgré tout je compte un peu sur ce facteur pour abréger la guerre (8).
J’ai lu avec un grand plaisir ce que tu m’écris des gosses : tu ne peux guère te figurer ce que je souffre de cette séparation ! Dire qu’on a attendu 7 ans pour s’appartenir l’un à l’autre, que de ces 6 ans de vie commune on a gaspillé un nombre de jours considérable à se faire de la misère et que maintenant où l’on reconnaît ce qu’on possédait on est bêtement séparés depuis bientôt 2 ans (9), sans savoir au juste quand on se retrouvera ! C’est réellement à s’arracher les quelques cheveux qui me restent si j’y réfléchis ... Il me semble toujours qu’il me manque un morceau de moi-même et si, par malheur, j’ai le temps de suivre le fil de mes idées, je pense quelquefois au suicide ...
Non, ne te fais pas d’idées que nous nous reverrons avant la fin des hostilités. Lorsque la ville européenne (10) sera construite (dans un an ou deux, car il n’y en a que le mur d’enceinte) les officiers pourront faire venir leur famille à Taza, mais les soldats n’en parlons pas !!! C’est atroce et presque inhumain quand on y pense que je ne puisse pas avoir de permission ... et que tous mes camarades dits austro-boches sont dans le même cas. La seule pensée qui me soutient un peu est celle-ci : que serais-je si, au lieu d’aller en France, j’étais depuis 1906 (11) en Allemagne ? Certes, je n’aurais même pas économisé ce que j’ai mis de côté et je serais très probablement enrôlé dans l’armée allemande, obligé de combattre contre ma volonté ... car le système allemand (12) je l’ai toujours en horreur.
Je m’arrête, car je ne veux pas te communiquer ma mauvaise humeur.

Tout à toi
Paul




Notes (François Beautier)
1) - "Touahar" : nom du col où un blockhaus est en construction pour défendre la route et la voie ferrée (en cours de réalisation) entre Fès et Taza.
2) - "suspendu" : interdit de distribution et de vente, mesure de censure totale mais temporaire d'un journal prononcée pour un jour ou sans limite de durée jusqu'à "levée de suspension" par le Ministre de la Guerre selon la loi du 5 août 1914 faisant suite à la déclaration d'état de siège du 2 août 1914 (qui suspendait la liberté de la presse, laquelle ne fut rétablie que le 13 octobre 1919 au lendemain de la levée de l'état de siège). La censure préalable - avant impression finale et distribution - pouvait s'appliquer à un ou plusieurs articles, dessins et photographies (5 000 censeurs du Ministre de la Guerre, répartis en 300 bureaux locaux, s'appliquaient à temps complet à l'échoppage, c'est-à-dire à la désignation des passages que le journal devrait couper ou masquer - "caviarder"- en les laissant en blanc ou en les passant au noir). Elle pouvait aussi, lorsque la rédaction n'avait pas découpé ou masqué les passages désignés par le bureau de censure, s'appliquer au journal tout entier (par "suspension"avant distribution ou par "saisie" effectuée par la police après distribution dans les kiosques et les bureaux de poste distribuant les abonnements). Les journalistes et responsables de publication récalcitrants pouvaient être condamnés à des amendes et à des peines d'emprisonnement de 1 à 5 ans.
3) - "Gustave Théry" : en fait Gustave Téry (1870-1928),philosophe et journaliste fondateur du titre "L'Œuvre" en 1904. Devenu quotidien en 1915, le journal oublia un peu ses partis-pris antisémites d'avant-guerre et défendit jusqu'en 1916 des thèses contradictoires - socialistes et nationalistes - pour étayer ses positions pacifistes (qui le conduisirent à publier en feuilleton, à partir du 3 août 1916, sous le titre anodin de "Journal d'une escouade", le roman "Le Feu" d'Henri Barbusse repris sous forme de livre en novembre 1916 par les éditions Flammarion), avant d'épouser, en 1918, les seules thèses nationalistes de Charles Maurras et de Léon Daudet (penchants qui conduiront son journal à la Collaboration avec l'Allemagne en 1940 puis à sa mise sous séquestre judiciaire en 1946). 
4) - "Jean Weber" : journaliste dont la trace dans l'histoire s'est perdue.
5) - " Austro-Hongrois" : les données reprises par Paul sont celles du recensement de 1911 (dans les limites de la France depuis 1871, sans les départements de Moselle et d'Alsace). Il faudrait les réviser pour tenir compte de la petite évolution entre 1911 et 1914. En 1911 les données officielles décomptent 102 000 Allemands et 18 000 Austro-Hongrois. Les données des contingents originaires des autres nations sont les suivantes au recensement de 1911 : 420 000 Italiens, 287 000 Belges, 105 000 Espagnols, 70 000 Suisses, 40 000 Britanniques, 35 000 Russes, 20 000 Luxembourgeois, 35 000 Marocains et Algériens, 3 000 Polonais ... Le nombre total donné par Paul (1,1 million) est celui du recensement de 1911 (1,11 million d'immigrés). 
Par ailleurs, l'émigration française en 1914, estimée à 1,5 million par la source de Paul, correspond à l'évaluation faite en 1911. Une donnée dont Paul manque mais qui l'aurait intéressé est que 43 000 étrangers de 52 nationalités s'engagèrent comme lui dans la Légion étrangère française, pour la durée de la guerre (parmi eux de forts contingents de Russes, Italiens, Suisses, Belges, Britanniques et une très faible proportion d'Austro-Hongrois et d'Allemands au regard de leurs effectifs en France avant le début de la guerre), alors que 65 000 autres, mobilisables dans des pays ennemis, furent parqués dans des camps en France.
6) - "Banque Molinar" : plus vraisemblablement "Molinari", mais cette banque bordelaise n'a pas plus laissé de trace que l'opticien Salomon.
7) - "du neutre" : il s'agit sans doute de l'article d'un journal suisse réexpédié ou découpé et envoyé par Marthe. 
8) - "abréger la guerre" : le blocus maritime prive l'Allemagne de 55% de ses approvisionnements alimentaires extérieurs alors que sa propre production agricole, diminuée par le manque de main-d'œuvre, est amplement réquisitionnée pour l'armée : les vivres des civils sont rationnés, des cantines populaires organisées, la ration alimentaire quotidienne par personne est estimée à 1000 calories et plus de 500 000 Allemands sont considérés en état de famine. La situation est si préoccupante que le 31 août 1916 est lancé le programme du chef d'état-major allemand Hindenburg instituant la mobilisation économique de tous les hommes de 17 à 60 ans non affectés au front.
9) - "2 ans" : années de séparation pour cause de mobilisation, de septembre 1914 à août 1916. Les "6 ans" se réfèrent apparemment aux premières années de mariage du couple (mariage prononcé le 16 septembre 1908). Les 7 ans précédents se réfèrent à la liaison amoureuse depuis la rencontre de Marthe et de Paul en 1901 jusqu'à leur mariage. 
10) - "ville européenne" : partie coloniale de Taza, non encore construite dans l'enceinte fortifiée où sont installés les camps militaires.
11) - "1906" : date du départ d'Allemagne de Paul.

12) - "système allemand" : il s'agit moins de la civilisation allemande que de l'organisation politique, dont il rejette le caractère nationaliste et militariste. 

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