vendredi 19 août 2016

Lettres des 19/20.08.1916

Le col du Touahar et l'oued Innaouen


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran


Taza, le 19 Août 1916

Ma Chérie,

Je te confirme ma carte postale de ce matin et réponds maintenant à tes lettres des 9 et 10 courant en te retournant en même temps les 2 premiers articles sur la force des femmes découpés dans l’Humanité (1). On voit tout de suite que ces articles ne sont pas écrits par un académicien : ils se distinguent de ceux de Mr. Brieux (2) par ceci qu’ils traitent de faits réels, visibles et qui intéressent immédiatement la classe ouvrière, où la concurrence de la femme se fera sentir en premier lieu. Je dirai en passant que les derniers articles de Mr. Brieux au Journal intitulés “La Faillite de la Dot” étaient bien plus intéressants que les précédents tout en ajoutant que ces idées avaient déjà été exprimées dans une forme bien plus saisissante et plus crue encore dans une pièce du même auteur intitulée “Les Avariés” qu’on peut acheter complète pour 2 sous dans “la Feuille Littéraire” (3). La morale en est qu’une bonne santé et des connaissances pratiques (un métier) constituent la meilleure dot dans toutes les classes et Brieux  insiste particulièrement sur ce point qu’il n’est point suffisant que les notaires des 2 familles se réunissent pour fixer la dot ou l’apport des 2 époux stipulés dans le contrat de mariage : les médecins des 2 parties devraient également se mettre en rapport pour examiner si les futurs époux sont sains de corps et aptes à former une famille et le certificat de bonne santé devrait être exigé par la mairie au même titre que l’acte de naissance et les autres paperasses. Cette pièce, “Les Avariés”, dit des choses tellement vraies sur les influences notamment de la syphilis sur les ménages qu’il a rencontré dans le temps beaucoup d’opposition bien qu’au Théâtre le régisseur paraisse au lever du rideau sur la rampe pour annoncer que la pièce peut être entendue par toutes les personnes des deux sexes, jeunes et âgées ...
Je te remercie de nouveau de ton envoi qui est arrivé en parfait état : 2 pantalons treillis, 1 maillot, 1 livre, 2 plaques de chocolat, 1 boîte de harengs marinés, 1 boîte de galantine de veau truffée, 2 boîtes de confiture, 1 flacon de liqueur, un saucisson, 1 savonnette et un tube de pâte dentifrice. Le tout est très joli, mais les pantalons passablement chers ; j’aurais cru que l’article ne reviendrait pas plus cher que 3,- Frs. pièce ! Comme nous allons partir probablement jeudi, 24 courant, pour construire le blockhaus dont je te parlais déjà, je vais faire emporter toutes ces conserves, ainsi que les bonbons, car à Touhar (4) nous serons encore pour une quinzaine dans le bled. Mais je t’en prie ne m’envoie plus à l’avenir de choses aussi chères que cela !
Ton observation au sujet de Me Bonamy m’étonne un peu. Crois-moi, si ces gens-là ont besoin d’argent, ils le disent sans aucun scrupule et cela d’autant plus que tu avais écrit à B. que tu es à sa disposition pour fournir d’autres fonds. Cet avocat n’a pas montré plus d’empressement lorsqu’il a reçu les 200 Frs. de Leconte : c’est à la fin de l’affaire qu’il enverra sa note avec prière ... etc. etc. Chez lui, c’est plutôt l’âge et le fait qu’il ne fait en somme que remplacer son successeur (5) qui le fait agir avec tant de nonchalance. Il serait bon toutefois que tu le relances après les vacances pour savoir au juste à quoi nous en tenir.

le 20 Août 1916

Est-ce que tu te figures réellement, petite folle, que j’envisage froidement et sans émotion que la guerre dure encore 2 ans ? Car je sais mieux que quiconque qu’il n’y a aucun espoir pour moi de te revoir avant la fin de la guerre ! Un de mes camarades, un Hongrois qui a de grandes relations, a fait écrire par un ministre (Denis Cochin) (6) au Général Lyautey (7) et a fait intervenir en outre un député très en vue pour obtenir une permission dans le but de revoir sa femme, une Parisienne, institutrice à Paris, et ses enfants. J’ai vu toute la correspondance : La réponse du Général L. au ministre en question est nette et dure : impossible d’accorder une permission aux ressortissants des nations en guerre avec la France (8). Et même pour les Français de la Légion la chose est extrêmement difficile, à moins de motif tout à fait grave.
Ce n’est certainement pas juste car des gens comme lui et moi par exemple offrent toute garantie ... mais que veux-tu ? On est soldat et on n’a qu’à s’incliner. Si tu savais combien j’ai souffert ici, tu ne parlerais certainement pas ainsi, mais il ne faut pas croire que puisque je ne me plains pas je me laisse tout simplement vivre ! 
L’incendie aux Docks Sursol (9) serait certainement fantastique s’il s’agissait réellement de 70 000 sacs de farine dont la valeur dépasserait même de beaucoup 8 000 000 Frs.
Je t’embrasse ainsi que les enfants bien sincèrement.

Paul




Notes (François Beautier)
1) - "l'Humanité" : comme toute la presse française, l'Humanité dut remplacer de nombreux journalistes mobilisés par des femmes et contourner les 98 articles de la censure en développant des thèmes qui n'avaient pas été prévus censurables. Le féminisme prospéra de cette double circonstance avec des articles traitant des femmes à l'usine, aux champs, dans les administrations... ; des femmes réclamant le droit de vote ; des femmes militant pour la paix ; des femmes dénonçant la vie chère ; des femmes françaises réquisitionnées par les troupes allemandes d'occupation ; etc. Les articles auxquels se réfère Paul n'ont donc rien d'exceptionnel et leur relative banalité les rend aujourd'hui difficiles à retrouver. Cependant, à la mi-août 1916, l'acquittement d'une femme française ayant tué son bébé né d'un viol par un soldat allemand, redonna encore plus de place aux femmes dans la presse. Au même moment, Paul qui se sent manifestement "un peu" dépassé par les démarches et projets de son épouse, tente à la fois de se "tenir à flot" en se montrant féministe et de "retenir le courant" en vantant des lectures réactionnaires qu'il voudrait édifiantes pour Marthe.
2) - "Mr. Brieux" : Paul a déjà parlé de cet auteur en citant une réplique de sa pièce "La robe rouge" dans sa lettre du 17 juillet 1916. Il s'agit d'Eugène Brieux (1858-1932), journaliste, nouvelliste ("Journal d'un voleur" en 1899), dramaturge ("La Robe rouge", en 1900 ; "Les Avariés" en 1901, pièce immédiatement censurée, transformée en un énorme roman publié à Paris en feuilleton avec des gravures d'Edmond Charrier par La Librairie Illustrée, à partir de 1902). En avril 1916, Le Journal lança une très longue série d'articles sur "l'Avenir de la femme après la guerre", parmi lesquels ceux de Brieux (ainsi qu'il signait, fort de l'énorme et durable succès populaire de "Les Avariés"), notamment "La faillite de la dot", publié le 4 août 1916, firent tellement sensation qu'on les retrouve transmis par télégraphie et repris mot à mot dans de nombreux journaux de province du lendemain, dont par exemple le "Cherbourg-Éclair" (du 5/8/16). Aujourd'hui, la pièce et le roman "Les Avariés", qui traitent très précisément du problème alors majeur de la propagation de la syphilis et des moyens de la gérer et de s'en prévenir, ont beaucoup perdu de leur intérêt pédagogique mais demeurent des documents historiques témoignant d'un aspect toujours négligé (car réputé indécent) de la vie sociale : la sexualité. 
3) - "La Feuille Littéraire" : revue bimensuelle de 8 pages grand format, éditée à Paris et Bruxelles depuis 1896 par Arthur Boitel, qui donnait en entier ou en version résumée des textes littéraires francophones en vogue (pièces de théâtre, romans) ou des essais d'écrivains étrangers (ainsi la "Guerre dans les airs" de H.G. Wells, adapté en français et publié en 1913). Il semble qu'elle ait disparu après la Grande Guerre.
4) - "Touhar" : En fait, Col de Touahar, à 15 km. à l'ouest de Taza, sur la rive gauche de l'oued Innaouen et dominant le poste de Bab Merzouka.
5) - "son successeur" : Maître Palvadeau.

• Lettre du 20/8/16 (sans indication de lieu)
6) - "Denis Cochin" : Denys Cochin, baron, homme politique et écrivain parisien (1851-1922), était alors (de 1893 à 1919) non pas ministre mais député de la Seine (ou “de Paris”) où il se distinguait comme porte-parole du Parti catholique à la Chambre. 
7) - "Lyautey" : le général Hubert Lyautey, premier résident général au Maroc où il avait militairement établi le Protectorat français en 1912, depuis lors chargé de la "pacification du Maroc" et considéré à l'été 1916 comme un possible Ministre de la Guerre (ce qu'il fut, plus tard, dans le sixième gouvernement d'Aristide Briand, de décembre 1916 à mars 1917).
8) - "en guerre avec la France" : c'est le cas du royaume de Hongrie, entré avec l'Empire austro-hongrois dans le conflit le 11 août 1914 lorsque la France lui déclara la guerre.
9) - "Docks Sursol" : docks originellement spécialisés dans le stockage de marchandises importées des USA, dont du pétrole en barils (ce fut l'origine de leur incendie en septembre 1869). Le quotidien régional l'Express du Midi rapporte en nouvelle brève en page 2 de son édition du 8 août 1916 un incendie à Bordeaux déclaré la veille (le 7 août) dans un dépôt de nitrates (matière première d'engrais et d'explosifs) des docks Sursol. 



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