jeudi 31 mai 2018

Lettre du 01.06.1918

Winston Churchill en 1905

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

El Hammam, le 1° Juin 1918

Ma Chérie,

Nous avons depuis hier la visite du Général de Division Lyautey, Commissaire Résident de France au Maroc, Commandant en Chef des T.G.M. (1), ancien Ministre de la Guerre, venu avec une brillante suite en six grosses et confortables automobiles par la nouvelle piste de Lias (2), voir les travaux du nouveau poste, y hisser le drapeau tricolore, et décerner des décorations. France - République - Drapeau - Honneur - Victoire - Félicitations, grand effort fourni - Encouragements, nouveaux efforts à fournir. Depuis 2 h 1/2 les troupes étaient massées sous un soleil de plomb ; à 5 h du soir les autos arrivaient en bas ; Sonneries “Au Champ” - Revue - Sonnerie “Au drapeau” - Ouvrez le ban - “Au nom du Président de la République et des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous nommons...” etc. etc. - Marseillaise - Concert. Oh, si l’on m’a envié ma modeste petite embuscade (3) d’agent de liaison qui me permet de rester pendant ces solennités à l’ombre de ma tour pointue, loin de la foule importune, loin du bruit (pour la suite consultez la chanson populaire si bien connue). Enfin, le Général nous alloue 2 quarts de pinard (4), ce qui met facilement tout le monde d’accord sur le cri à pousser, en l’occurrence “Vive Lyautey”!
J’ai reçu en même temps tes lettres des 13 et 16 Mai, une de Penhoat et une de Fried (5). Bien entendu, j’ai commencé par ta lettre du 16 qui, malgré tout, respire un peu de soleil et d’espoir. Est-ce que Mr. Gaussens (6) est revenu pour louer ? Je ne connais pas ce Monsieur qui, comme ingénieur des Arts et Métiers, n’était certainement pas bien connu à Bordeaux avant la guerre. De toutes façons, ce serait une bonne chose s’il prenait ferme pour 3 mois. Il est évident qu’au fond de Caudéran ou tout à fait à la campagne tu ne trouveras pas le gaz (7) et l’électricité à moins de prendre une villa (8). Du moment que les Pacifics  ont rapporté 2x417 Frs., l’Extérieur (9) environ 1250 Frs., Me Lanos doit disposer avec les intérêts de 834+1250+250 soit d’environ 2300 Frs., et il faut le pousser le plus souvent possible pour qu’il s’occupe du règlement. Je suis du reste persuadé que l’affaire de Nantes est aussi réglée ou à peu près à l’heure qu’il est, car autrement Me Palvadeau n’aurait pas répondu dans le sens indiqué à Mme Robin (10). Ce qui ne doit pas t’empêcher d’écrire quand même à Nantes dès que possible pour savoir à quoi t’en tenir.
Je ne puis pas me figurer que la santé de Georges soit ébranlée du moment qu’il est de bonne humeur et qu’il a bonne mine. Evidemment, les traces d’une pneumonie ne s’effacent pas si vite que cela, mais enfin cela doit passer complètement au courant de l’été. Est-ce que Suzi (11) est au moins complètement remise ? J’aurais bien voulu que la petite se remette complètement au Pont de la Maille (12), mais bien entendu ton isolement ne vaut rien, et sous ce rapport il vaut mieux qu’Hélène rentre. Sa soeur n’aurait-elle pas accepté de garder Ali (13) pendant une semaine ou deux contre une petite pension ? 
Penhoat me dit que sa famille habite hors de la Ville (14), presque à une heure de tramway. Lui-même, auxiliaire (15), a maintenant tellement à faire qu’il ne lui reste presque pas de temps pour s’occuper des affaires R. Array et Cie (16). Pour le moment, c’est Array qui est à Rouen, mais Gérard (17) doit venir lui-même sous peu. Jusqu’ici, ils n’auraient eu aucun succès, sauf en ce qui concerne les frais d’installation.
Tu auras lu que l’offensive a recommencé et cette fois dans le secteur le plus rapproché de Paris : Soissons et Noyon, sans parler de Reims (18). Et tu verras que les Allemands mettront tout en oeuvre pour amener une décision cet été ! Penhoat m’a adressé un numéro de l’Humanité (19), avec le texte complet du memorandum du Prince Lichnowski (20), ancien ambassadeur de l’Allemagne à Londres. On y sent souvent percer la rancune contre les gros bonnets (Chancelier, Empereur etc.) mais les passages les plus intéressants sont sans doute ceux qui rapportent son jugement (très favorable) et ses impressions sur les leaders anglais de l’époque, c.à.d. Sir Ed. Grey (21), Asquith (22), Churchill (23), Nicolson (24) et le roi Georges (25). L. (26) rend le gouvernement allemand responsable de la guerre et prévoit la démocratisation de l’Allemagne à la suite de la guerre. 
Tu ne m’as pas accusé réception de mes lettres des 19 et 21 Avril (27). Ne les as-tu pas reçues ? Comme je te le disais déjà, il est maintenant à peu près certain que la 24° Cie restera à E.H (28). Les bicots (29) ne nous embêtent plus beaucoup.
Mille baisers pour toi et les enfants.

Paul


Fried (30) va toujours bien et t’envoie le bonjour.


Notes (François Beautier)
1) - « T.G.M. » : Tirailleurs et Goumiers Marocains. Noter que l’abondance des majuscules attribuées par Paul au visiteur constitue un impeccable garde-à-vous épistolaire. La suite de la description de la visite du Résident général Hubert Lyautey pastiche avec humour les reportages officiels que Paul lit dans le Bulletin quotidien des armées.
2) - « Lias » : la Légion a établi une piste carrossable depuis Lias en direction d’Aguelmouss pour renforcer le front contre l’arrivée de rebelles du sud-est marocain entre Aïn Leuh et Mrirt.
3) - « embuscade » : « planque », emploi tranquille non exposé au danger. 
4) - « pinard » : le vin, dont deux quarts font un demi-litre, soit une belle ration.
5) - « Fried » : première mention de cette personne dont le courrier de Paul ne précise pas l’identité.
6) - « Mr. Gaussens » : nouveau sous-locataire potentiel de Marthe.
7) - « gaz » : Marthe occupe le 1er étage de la maison, mais le gaz n’est pas distribué à ce niveau (voir la lettre prochaine du 16 juin 1918). 
8) - « prendre une villa » : Marthe a sans doute exprimé le souhait de déménager aux marges de Caudéran ou à la campagne pour payer un moindre loyer. Paul lui fait remarquer qu’à moins de louer une villa urbaine (donc à loyer élevé), elle ne serait alimentée en banlieue ni en gaz ni en électricité.
9) - « L’Extérieur » : Paul parle de titres que son avocat Me Lanos a vraisemblablement vendus pour son compte. Les titres de « l’Extérieur » semblent être ceux de l’emprunt extérieur de l’État espagnol (dont Paul parlait en tant que « rente » dans son courrier du 6 juillet 1915, et qu’il déclarait souhaiter vendre dans sa lettre du 22 avril 1917) ; les deux « Pacifics » sont vraisemblablement deux obligations de l’Union Pacific Corporation, une société américaine travaillant dans le secteur ferroviaire aux U.S.A. (dans sa lettre du 6 juillet 1915, Paul demandait à Marthe si elle en avait reçu les récépissés).
10) - « Mme Robin » : Maître Palvadeau a vraisemblablement informé la logeuse de Marthe, Mme Robin, que la liquidation imminente de la société L. Leconte et la levée partielle du séquestre lui permettraient de régler bientôt pour le compte de Paul l’arriéré des loyers des Gusdorf.
11) - « Suzi » : autre surnom de Suzanne, née en 1909, fille aînée des Gusdorf, plus souvent dénommée Suzette par son père.
12) - « Pont de la Maille » : en fait « Pont de la Maye », quartier de la commune alors encore assez rurale de Villenave d’Ornon, qui constituait l’entrée sud de l’agglomération bordelaise. Il semble que Suzanne y ait passé quelques jours dans une institution (dispensaire, centre de convalescence, colonie de vacances ?) ou chez une famille amie. La lettre du 17 octobre 1918 mentionnera de nouveau ce lieu où Georges et Alice auraient à leur tour séjourné.
13) - « Ali » : Alice, seconde fille des Gusdorf, née en 1914. 
14) - « la ville » : il s’agit de Rouen, où Penhoat entreprend de fonder une société de courtage maritime. 
15) - « auxiliaire » : Penhoat est mobilisé à Paris, vraisemblablement dans un emploi de service où il n’est que subalterne (« auxiliaire »), ce qui lui laisse beaucoup de temps qu’il consacre à son projet de société de courtage à Rouen.
16) - « R. Array et Cie » : déjà mentionnée dans la lettre du 21 avril 1918, cette société semble avoir été sollicitée par Penhoat pour faire fonctionner (le temps de son absence pour cause de mobilisation) le bureau qu’il a loué à Rouen pour y installer dès sa démobilisation sa propre société de courtage. Il se peut aussi que cette société ait été en outre sollicitée pour participer au capital de celle de Penhoat.
17) - « Gérard » : déjà mentionné, ce futur gérant de la société de Penhoat tardait à s’installer dans le bureau de Rouen (voir la lettre du 19 mai 1918). 
18) - « Reims » : Paul évoque le déclenchement, le 27 mai 1918, du troisième volet de la Bataille du Kaiser, l’offensive Blücher-Yorck (dite par les Alliés Troisième bataille de l’Aisne). Les Allemands, alors à seulement 130 km de Paris, cherchent à attaquer la capitale à la fois par l’est en progressant vers Reims et Soissons, et par le nord, en direction de Noyon et Montdidier. Cette énorme offensive échouera sur l’Oise à la mi-juin, et sur l’Aisne à la mi-juillet. 
19) - « L’Humanité » : journal des socialistes français, fondé par Jean Jaurès en 1904.
20) - « Lichnowski » : d’origine très cosmopolite, le prince Karl von Lichnowsky (1860-1928) avait été ambassadeur de l’Allemagne à Londres de 1912 à 1914. En avril 1918, il publia en Allemagne « Ma mission à Londres, 1912-1914 », dont la presse alliée (notamment anglaise) publia de larges extraits (et non le « memorandum » en entier) parce que son auteur y dressait un tableau manichéen opposant les méchants et très sots responsables de l’empire allemand aux très bons et intelligents dirigeants britanniques. L’Humanité, qui reprit d’abord le résumé britannique, ne tarda pas à critiquer cette vision bourgeoise, non-marxiste, s’attachant plus au jeu des personnes qu’à la compétition des structures et à la lutte des classes. 
21) - « Sir Ed. Grey » : Edward Grey (1862-1933), vicomte de Fallodon, ministre des Affaires étrangères britanniques de 1905 à 1916. Paul en a dit du bien dans sa lettre du 5 novembre 1916.
22) - « Asquith » : Herbert Asquith (1852-1928), chef du gouvernement britannique de 1908 à 1916 et ministre de la Guerre de mars à août 1914. Paul en a dit du bien dans ses courriers des 21 avril 1916 et 12 avril 1917.
23) - « Churchill » : Winston Spencer-Churchill (1874-1965), premier lord de l’amirauté de 1911 à 1915, colonel commandant le 6e Bataillon des Fusiliers écossais en 1916, ministre de l’Armement en 1917 (il deviendra ministre de la Guerre en 1919). Paul, pour la première fois dans cette lettre, évoque ce personnage historique dont l’importance deviendra primordiale lors de la Seconde Guerre mondiale.
24) - « Nicolson » : Arthur Nicolson (1849-1928), baron Carnock, il fut sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères britanniques de 1910 à 1916. Paul en parle ici pour la première fois.
25) - « le roi Georges » : Georges V, né en 1865, couronné en 1910 souverain du Royaume-Uni et des Dominions et empereur des Indes, mort en 1936. Paul l’a évoqué dans son courrier du 4 janvier 1916. 
26) - « L. » : Lichnowsky.
27) - « 19 et 21 avril » : voir ces courriers à leurs dates respectives.
28) - « E.H. » : El Hammam.
29) - « les bicots » : mot d’argot désignant péjorativement les Arabes. Or les rebelles qui « embêtaient » (euphémisme rassurant pour Marthe) les Légionnaires au Maroc étaient des Berbères… Par ailleurs, s’il est vrai que depuis les dures journées des 17 et 18 mai derniers qui virent le Bataillon mixte de la subdivision de Meknès (formé des 22e, 23e et 24e Compagnies du 6e Bataillon du 1er Régiment étranger ; Paul appartenant à la 24e Cie), d’abord obligé de prendre d’assaut le site d’El Hammam puis de le protéger des attaques pratiquement suicidaires des rebelles berbères, la situation dans le secteur n’est toujours pas tranquille car des éclaireurs et des petits groupes d’attaque appartenant à la rébellion nationaliste ne cessent de tenter de déloger les Français du poste avancé d’El Hammam, qui bloque le projet d’une liaison entre les rebelles du Maroc occidental et ceux du sud-est du Maroc oriental. 
30)  - « Fried » : seconde et dernière mention de cette personne dont le courrier de Paul n’indique pas l’identité.


mercredi 30 mai 2018

Carte postale du 31.05.1918

Carte postale Paul

Carte postale  Monsieur Georges Gusdorf  22 rue du Chalet 22  
Caudéran

El Hamman, le 31/5/18

Mon cher petit Georges,

J’ai bien reçu tes deux dessins avec la dernière lettre de Maman. Tous les messieurs portent donc maintenant un chapeau haute-forme? Mais pourquoi ne m’envoies-tu plus de lettres, petit paresseux? Est-ce que tu vas mieux? Tousses-tu encore? 
Une bonne bise pour toi et tes soeurs ainsi que pour Maman, le bonjour pour Hélène.


Papa

vendredi 18 mai 2018

Lettre du 19.05.1918

Sixte de Bourbon Parme

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Bivouac d’El Hammam (1), le 19 Mai 1918

Ma Chérie,

Dimanche de Pentecôte ! Il fait réellement un temps superbe, tel qu’on se le figurait autrefois pour célébrer ce jour : “Pfinsten, das liebliche Fest war gekommen...” (2) Nous sommes depuis 2 jours ici et avons immédiatement commencé la construction du nouveau poste “en avant du front Aïn Leuh-M’Rirt” (3) comme dit l’ordre général du Général Poeymirau (4). C’est un pays de montagnes, presque toutes boisées, et c’est sur l’une d’elles que la construction du nouveau poste a commencé hier. En face de nous, dans une plaine toute verte traversée d’un ruisseau qui descend, caché de lauriers-roses, les ruines d’une vieille casbah (5) détruite par le canon se détachent en taches jaunes. Au fond, d’autres chaînes de montagne, couvertes de forêts. Les habitants, les Zaians (6), n’ont pas opposé beaucoup de résistance et nous avons eu peu de pertes pour occuper la colline destinée à recevoir le poste d’El Hamman. Ils nous laissent aussi tranquilles la nuit. Avec deux de mes camarades, agents de liaison des 22° et 23° Compagnies (7), je me suis enterré auprès de l’Etat-Major du Bataillon. Notre guitoune est presque confortable et à l’abri des balles (8); comme nous avons creusé suffisamment dans la terre et que les toiles de tente reposent sur des tranchées de terre, la chaleur se fait moins sentir. A peu près 2 heures de dictées (9) par jour et quelques courses ; le reste du temps, on lit, on fume, on dort et on blague. Les copains, entretemps, travaillent comme des nègres (10) à construire d’abord le mur d’enceinte et ensuite les baraques et l’aménagement intérieur. Naturellement, aucun repos aujourd’hui dimanche de la Pentecôte ...
J’ai pensé beaucoup à toi ces jours-ci (11) et attends avec impatience tes nouvelles ; comme il y aura courrier demain, je pense au moins avoir 2 lettres. Comment vas-tu, et comment vont les enfants et Hélène ? Oh, ce cauchemar de la guerre, comme j’en attends la fin ! Et comme je compte les jours jusqu’à la prochaine perm ! Il est très probable que nous resterons ici au moins jusqu’à fin juin , peut-être même encore plus longtemps. Cela ne me fera donc plus qu’une colonne jusqu’au mois d’Août, date à laquelle je pense pouvoir repartir, si d’ici là il n’y a pas eu un changement important dans la situation générale. Car malgré tout j’espère toujours que la décision (12) arrivera cet été, d’une façon ou de l’autre.
A en juger par les journaux, la situation du cabinet anglais devient des plus critiques par suite de la question irlandaise, qui pourrait bien amener la chute de Lloyd George et, avec cela, peut-être un changement dans l’orientation générale anglaise (13). Ce que j’ignorais totalement, c’est que le Président Wilson est le petit-fils d’un Irlandais ... (14) Les négociations ou entretiens en Suisse semblent encore durer, car les communiqués que nous recevons ici par T.S.F. sont plus ternes et insignifiants que jamais (15). Dans un numéro de l’Excelsior (16)  que m’a passé mon ami Kern, je trouve ce matin un beau poème d’Edmond Rostand “Les belles Fenêtres” ; il y a bien longtemps que je n’avais rien vu de potable de Rostand, car les “complaintes” qu’il avait publiées depuis la guerre étaient plutôt piteuses. Cette poésie sur les vitres de Paris, ornées de papier de toutes les formes pour les protéger contre l’éclatement à la suite des obus et des bombes, est tout simplement délicieuse (17). Son fils Maurice, qui semble être passablement “überspannt” (18) avait une poésie dans l’Oeuvre (19), moins belle que celle de son père, “À un gros canon” (20), et un article en prose au Journal (21), “Comment j’ai connu le Prince Sixte de Bourbon” (22).  
À propos de Kern (23), celui-ci me racontait hier soir, tout en fumant une cigarette après le coucher du soleil, quelques histoires de sa permission. Sa femme, qui est institutrice à Paris, avait droit à 10 jours de congé à l’occasion de la permission de son mari. Mais comme les institutrices sont assez rares (24), la Directrice de son école essayait de la dissuader et lui demandait ce qu’elle comptait donc faire pendant dix jours sans venir à l’école. “Vous ne voulez tout de même pas rester pendant 10 jours consécutifs avec un homme - ce serait vraiment immoral !” Bien entendu, ladite directrice est une vieille fille et celles-ci ont donc apparemment à Paris le même esprit que partout ailleurs !
As-tu eu d’autres nouvelles de Penhoat ? Je vais lui répondre tout à l’heure à sa dernière lettre datant de plus d’un mois, et dans laquelle il me parlait aussi de son étonnement au sujet du retard apporté par Gérard dans son installation à Rouen (25).
Mille baisers pour toi et les enfants. A bientôt !

Paul

Le bonjour pour Hélène !
Je lis au Journal que le Comptoir d’Escompte vient de décider la distribution de 30 Frs de dividende par action, c’est presque autant qu’avant la guerre (26).



Notes (François Beautier)
1) - El Hamam » : en fait El Hammam, petit poste de grand intérêt stratégique que la Légion vient d’établir aux confins orientaux du territoire tribal zayane, et qu'elle commence à fortifier pour barrer la route aux rebelles berbères du sud-est marocain (notamment les Chleuhs et les Beni M'guild) qui viennent porter main-forte à ceux de l’Ouest (les Zayanes), dont Khénifra était le point fort et donc le point à reconquérir par toutes les forces de la résistance berbère contre la colonisation du Maroc par la France. Le 17 mai, deux jours avant l’envoi de ce courrier, la 23e Compagnie du 6e Bataillon du 1er Régiment étranger (Paul appartient à la 24e Compagnie de ces mêmes Bataillon et Régiment), a été attaquée dans ce poste par les rebelles et les a repoussés. Paul, participant à la colonne du Groupe Mobile d’Aïn Leuh, est arrivé dans ce poste à la fin de ce même jour. Son livret militaire ne porte mention d’aucune participation à une colonne ou à un combat après avril 1917, mais Paul a établi de lui-même en mars 1920 un « état de services » qui mentionne sa participation à cette colonne, en parfaite conformité avec ce qu’il écrit dans ses courriers. 
2) - « gekommen » : Paul cite ici le premier vers d’un chant de Goethe publié en 1794 sous le titre de « Reineke le renard », dont le texte exact est « Pfingsten, das liebliche Fest, war gekommen… » (« La Pentecôte, fête charmante, était arrivée… »).
3) - « front Aïn Leuh - M’Rirt » : c’est la première fois que Paul emploie le mot « front » pour désigner cette section du parcours Meknès-Khénifra que les Français doivent absolument pacifier pour relier ces deux villes stratégiques où ils ont des garnisons. Cette nouveauté dans le courrier de Paul tient au fait qu’il vient d’arriver à El Hammam, à l’écart de cette ligne (ce qui devrait rassurer Marthe puisqu’il n’est plus ni à Aïn Leuh, ni à Mrirt) et qu’il n’a pas encore vécu ce que signifie ici « être en avant du front » : subir en premier l’assaut des rebelles berbères venant de l’est et du sud en renfort à ceux de l’ouest. 
4) - « Général Poeymirau » : le général Joseph-François Pœymirau (1869-1924), blessé en France en 1914 alors qu’il commandait un détachement de Tirailleurs marocains, fut nommé général de brigade et affecté au Maroc en 1917, et devint un proche collaborateur de Lyautey. Le général Pœymirau soumettra de force les Zayanes en 1920 et sera nommé général de division en 1922. A l’époque de cette lettre, le général Pœymirau commande la subdivision militaire et le groupe mobile de Meknès. En juillet 1918 il prendra le commandement conjoint des groupes mobiles de Fès et de Taza.
5) - « vieille casbah » : il s’agit vraisemblablement de celle de El Arba, à 9 km au sud à vol d’oiseau, dans la haute vallée de l’Oum er Rbia, détruite par les Français en représailles après leur défaite à El Herri à la mi-novembre 1914 (voir « affaire de Kénitra » en note à la lettre du 23 octobre 1916).
6) - « les Zaïans » : les Zayanes. En fait ce carrefour naturel aux confins orientaux du Pays zayane (« Zaër Zaïane ») était peuplé de Berbères appartenant aussi à d’autres tribus, notamment des Chleuhs (dont le territoire s’étend loin au sud-est), des Beni Ouaraïn (au nord-est) et des Rhiatas (au nord). C’est sur le rassemblement de ces différentes tribus berbères dans ce carrefour stratégique que comptait le caïd (chef) des Zayanes, Moha Ou Hamou (1886-1921), pour reprendre aux Français le contrôle de Khénifra (sa casbah), du Pays zayane (« Zaër Zaïane », son territoire tribal) et, plus largement, pour réunifier et libérer tout le Maroc au nom des Berbères. Et c’est évidemment là que Lyautey comptait confirmer la séparation par ses troupes des deux rebellions marocaines (celles de l’Oriental et de l’Occidental) et affermir la domination française sur le pays tout entier. 
7) - « 22e et 23e Compagnies » : Paul appartient à la 24e.
8) - « abri des balles » : il ne s’agit pas d’une tente blindée, mais d’une tente semi-enterrée dans un trou d’abri. 
9) - « dictées » : écriture sous la dictée d’un supérieur (Paul assure deux fonctions : de secrétaire et de coursier). Pour ne pas effrayer Marthe il ne détaille pas sa fonction de coursier, très périlleuse en cas de combats puisqu’elle consiste à transporter des ordres écrits entre les différents groupes de combat. 
10) - « des nègres » : cette expression raciste est alors courante. Paul l’emploie surtout pour rassurer Marthe : lui-même se dirait presque « planqué » s’il n’avait pour principe de dénoncer les « embuscades » et pour ambition d'être considéré comme un authentique Poilu.
11) - « ces jours-ci » : Paul a semble-t-il calculé que son épouse devrait accoucher en cette fin-mai, début-juin. Il est dès lors impatient d’en recevoir la nouvelle par télégramme.  
12) - « la décision » : la bataille finale qui mettra fin à la guerre.
13) - « générale anglaise » : Paul évoque la répression sanglante (6 morts) par la police anglaise, à la fin-avril, des manifestants irlandais civils hostiles à la conscription obligatoire dans l’armée britannique. Le premier ministre Lloyd George - qui avait été encouragé par son alter ego Clemenceau à maintenir la conscription en Irlande - tira au contraire profit de cette répression qui le démontrait inflexible quant à sa volonté d’aboutir à la victoire finale. 
14) - « d’un Irlandais » : le Président américain Woodrow Wilson était précisément le descendant d’un « Scotch-Irish » (Écossais-Irlandais), c’est-à-dire d’un protestant d’Écosse venu s’installer en Irlande (en Ulster) après sa conquête par Olivier Cromwell en 1653. A l’époque de cette lettre, en 1918, Woodrow Wilson était le 6e des 36 premiers présidents des U.S.A. à descendre par son père de la communauté des Écossais-Irlandais.
15) - « que jamais » : Paul croit de bon augure le semblant d’endormissement de la guerre. En réalité, les négociations secrètes ne valent plus rien face à la détermination jusqu’au-boutiste des grandes puissances, et les grandes batailles finales vont s’engager : l’opération « Blücher-Yorck » (Troisième bataille de l’Aisne) est déclenchée par l’Allemagne moins de 10 jours après cette lettre, le 27 mai 1918.
16) - « L’Excelsior » : Paul fait ici allusion au numéro du 2 mai 1918 de ce très populaire quotidien illustré, qui donnait en première page le poème « Les belles fenêtres » d’Edmond Rostand (1868-1918), alors très célèbre auteur de « Cyrano de Bergerac », « L’Aiglon », « Chantecler », etc. dont Paul sabote pourtant d'un t la fin du patronyme, bien qu’il ait déjà évoqué cet auteur dans ses courriers des 8 décembre 1914, 11 mai 1915 et 7 juillet 1915. 
17) - « délicieuse » : on peut en juger à ses trois premier vers (« Mignonne, allons voir si la vitre, / qui vibrante comme une élytre, / Veut dire, elle aussi, “Je tiendrai”... »)… 
18) - « überspannt » : ce mot allemand signifie « extravagant ». Paul l’emploie pour faire allusion (secrète, réservée à Marthe, car portant atteinte à un monument national vivant, Edmond Rostand) à l’homosexualité (pourtant publiquement affichée) du dit Maurice Rostand (1891-1968), qui fut surtout, comme son père, poète, romancier et auteur dramatique. 
19) - « L’Œuvre » : à cette époque, ce quotidien très populaire dirigé par Gustave Téry, son fondateur, est renommé pour son idéologie pacifiste et la publication en feuilleton, à partir d’août 1916, du célèbre roman-témoignage d’Henri Barbusse, « Le Feu ; Journal d’une escouade ». 
20) - « À un gros canon » : ce poème au titre humoristique (du fait du penchant sexuel assumé de son auteur) n’a guère marqué l’Histoire, même étroitement littéraire. 
21) - « Le Journal » : il s’agissait du quotidien « Le Journal », de Charles Humbert, mis en accusation d’intelligence avec l’ennemi depuis octobre 1917 et depuis lors en perte accélérée de lectorat.
22) - « Sixte de Bourbon-Parme » : Maurice Rostand, qui s’honorait avant-guerre de l’amitié de Sixte de Bourbon-Parme (1886-1934), se sent obligé en mai 1918 de la justifier pour s’en excuser. En effet, ce personnage de l’aristocratie européenne, descendant de Louis XIV et beau-frère du roi d’Autriche et empereur d’Autriche-Hongrie Charles 1er, est au centre d’une « Affaire Sixte » qui met en lumière l’existence de tractations secrètes entre Charles 1er et Clemenceau qui aboutissent à la mi-avril 1918 au renvoi du ministre des Affaires étrangères austro-hongrois, le comte Ottokar Czernin, et à son appel pour que l’Allemagne place l’Autriche-Hongrie sous tutelle afin d’éviter une paix séparée. Cet aboutissement, auquel Clemenceau avait largement contribué, mettait fin à l’une des pistes les plus prometteuses de paix négociée en Europe. Le ministre des Affaires étrangères américain Robert Lansing s’en émut en déclarant que Clemenceau avait fait preuve d’une « bêtise révoltante ». Le renom de Sixte de Bourbon-Parme, qui ne fut pourtant qu’un intermédiaire, fut terni par cette « Affaire Sixte » (par la presse française nationaliste pour éviter de mettre en doute le jusqu’au-boutisme de Clemenceau - déjà surnommé « Père la Victoire » ; et par la presse austro-hongroise pour exempter l'empereur catholique Charles 1er d'une suspicion d’amateurisme et de naïveté). Cependant, s’étant fait naturaliser belge au début de la Grande Guerre pour s’engager dans l’armée du Royaume de Belgique, et ayant effectivement combattu dans les rangs des vainqueurs, Sixte de Bourbon-Parme retrouva très vite après-guerre son rang dans l’aristocratie parisienne et européenne. 
23) - « Kern » : ami de Paul, Légionnaire comme lui, époux d’une institutrice parisienne.
24) - « assez rares » : du fait de la mobilisation au front de la plupart des instituteurs, qui y sont recherchés comme les sous-officiers les mieux acceptés par les Poilus. Les institutrices en poste doivent le plus souvent prendre en charge - en plus des leurs - les classes laissées sans maître. 
25) - « Rouen » : Penhoat, l’ancien associé et toujours ami de Paul, qui entreprend de monter une entreprise de courtage maritime sur le port de Rouen, a confié cette tâche - parce qu'il est lui-même toujours sous les drapeaux - à M. Gérard (vraisemblablement ancien employé de Paul à Bordeaux), lequel tarde à la concrétiser (peut-être parce que le port est souvent bombardé et en permanence saturé de troupes, approvisionnements et équipements militaires britanniques et américains).
26) - « avant la guerre » : Paul veut encourager Marthe à vendre quelques-uns des titres qu’il possède au Comptoir national d’escompte de Paris, en soulignant que leur dividende, qui était tombé à 25 F en 1917, est remonté à 30 en 1918, ce qui selon lui serait « presque autant qu’avant-guerre » (il sait parfaitement que le dividende était alors de 40 à 45 F et qu’il remontera certainement à ce niveau dès la fin de la guerre, donc que ce n'est pas le bon moment pour vendre, mais il s'inquiète de la faiblesse des ressources de Marthe). 

lundi 14 mai 2018

Lettre du 15.05.1918



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 15 Mai 1918

Ma chérie,

Veille de départ - le camp grouille de troupes, une partie a même dû bivouaquer en-dehors des murs d’enceinte. Nous allons donc partir demain pour construire un nouveau poste à El Hammam (1) et nous resterons certainement un bon mois dehors. Il n’est même pas impossible qu’une fois le nouveau poste construit, notre Compagnie soit appelée à y tenir garnison pendant un mois de plus ou même deux. Ce serait là la meilleure solution, car de cette façon nous serions relativement tranquilles pendant le reste de l’été et comme je compte bien avoir ma permission au mois d’Août (2), je ne me fatiguerais pas trop. Naturellement, ma correspondance va devenir un peu plus irrégulière, du moins pendant les premiers huit jours. Mais comme je vais emporter des enveloppes et des cartes, je t’écrirai régulièrement et je pense recevoir ta correspondance aussi à temps. Tu n’as qu’à continuer à écrire à Aïn Leuh d’où le courrier nous suit.
Je serais heureux de savoir que les enfants sont rétablis. Kern (3) me dit qu’à Paris il y a la même pénurie de médecins (4); et ceux qui sont disponibles sont des vieux qui, autrefois, avaient à peine une pratique tant soit peu importante. Il paraît que le bombardement de Paris par canon aussi bien que par avion a complètement cessé (5). Et sur le front il n’y a pas non plus grand chose (6). Le dernier Écho du Maroc (7) parlait de négociations en Suisse entre Allemands et Américains (8), les désignant naturellement comme “intrigues”. Mais je pense qu’après cette dernière grande offensive (9), entreprise avec des effectifs et des matériels aussi puissants, tout le monde s’est rendu compte que la guerre ne pourra pas se terminer par les armes.
Je termine Chérie en t’embrassant bien tendrement ainsi que les enfants.

Paul



Notes (François Beautier)
1) - « El Hammam » : site montagnard, à 20 km au sud-sud-ouest d’Aïn Leuh, où la Légion construit un poste en appui de celui de Mrirt pour le contrôle de la haute vallée de l’Oum er Rbia (qui traverse Khénifra), et en position avancée en direction des cols du secteur de Békrite (où la Légion renforce un fortin) par lesquels des rebelles provenant du sud-est marocain pourraient arriver pour soutenir ceux de la région de Khénifra.
2) - « au mois d’août » : à la fin du mois ce serait exactement un an après la précédente.
3) - « Kern » : Légionnaire ami dont l’épouse vit à Paris.
4) - « médecins » : tous les médecins mobilisables sont effectivement mobilisés au service des armées. 
5) - « cessé » : Paul se montre optimiste car la capitale - qui avait été touchée la précédente fois le 11 avril - sera bombardée par avion encore deux fois les 1er et 2 juin 1918, et par canon à longue portée, après les précédents tirs du 26 avril, les 27, 29, 30 et 31 mai ; les 4, 7, 8, 9 et 10 juin ; les 15 et 16 juillet ainsi que les 5, 6, 7, 8 et 9 août 1918. 
6) - « grand’ chose » : le pronom « grand-chose » révèle aussi un surcroît d’optimisme puisque la fin de l’opération allemande Georgette (Bataille de la Lys) correspond à la préparation intensive de l’opération suivante Blücher-Yorck (Troisième bataille de l’Aisne) qui sera déclenchée le 27 mai 1918. 
7) - « Écho du Maroc » : journal francophone francophile publié à Rabat.
8) - « Américains » : après l’échec des négociations secrètes menées au printemps 1918 à la Haye entre l’Allemagne et les U.S.A. (et leur échec du fait des conditions - les 14 points du Président Wilson - jugées inacceptables par le Reich), George D. Herron, émissaire américain établi en Suisse et utilisé par les services de renseignement américain et anglais, servit d’intermédiaire entre les U.S.A., la Bulgarie, l’Autriche et l’Allemagne, avec mission d’accélérer la signature de paix séparées. Cet intermédiaire, fortement déçu par les très dures conditions imposées à l’Allemagne par les Alliés à Versailles (en 1919), publia en 1921 un livre amer titré « La défaite dans la Victoire ».

9) - « grande offensive » : allusion à la Bataille de la Lys (Opération Georgette, supposée finale mais perdue par les Allemands) que Paul pense (à tort) être la dernière de la formidable « Kaiserschlacht » (Bataille du Kaiser) lancée depuis le 21 mars 1918. 

vendredi 11 mai 2018

Lettre du 12.05.1918



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 12 Mai 1918

Ma Chérie, 

Dimanche - le temps s’est encore couvert, et comme le baromètre descend, il est infiniment probable que nous allons avoir la pluie. C’est désagréable pour cette raison que la concentration (1) du Groupe Mobile doit commencer demain en vue des prochaines opérations. Il y a donc pas mal de troupes en route pour Aïn Leuh et nous allons partir le 16 courant (Jeudi) pour construire un nouveau poste (2) à une vingtaine de kilomètres d’ici, ce qui nous occupera donc jusque vers le milieu du mois de Juin. Et ce n’est qu’à cette époque que nous pourrons aller ensuite vers les postes du Sud. Bien entendu, si le temps devient mauvais, notre départ sera retardé de quelques jours ... Comme on restera au moins 3 semaines au même endroit et que je compte être pendant ce temps agent de liaison au Bataillon (fonction qui m’exempte de garde et de toutes les corvées) je vais tâcher de trouver un tas de livres à emporter là-bas. Un camarade d’une autre Compagnie m’a prêté pendant ce dernier temps un périodique anglais (Nash’s and Pall Mall Magazine) (3) dont je lis avec intérêt les feuilletons très intéressants. J’ai commencé hier une histoire, “The Young Diana” (4), traitant le féminisme et supérieurement écrite. J’espère seulement que le légionnaire en question recevra régulièrement les numéros suivants, car dans ces magazines la suite se trouve “au mois prochain”. Inutile de te dire que j’ai oublié pas mal de mots, ce qui ne m’empêche pas cependant de bien comprendre. Mais si je pouvais trouver à l’occasion un vieux dictionnaire anglo-français, je l’achèterais volontiers. 
J’ai lu en outre ces jours-ci un bouquin très intéressant de Paul Acker, “le soldat Bernard”, un chef-d’oeuvre dans son genre, dont l’action se joue avant la guerre, en 1905/1906. C’est l’histoire d’un antimilitariste étudiant à Paris, fils d’une famille d’Officiers et de Fonctionnaires, et qui pendant ses années d’études a fait la connaissance de quelques militants qui l’ont complètement gagné à leurs idées de pacifisme. Au surplus, au moment de partir pour le Régiment, il s’est fiancé secrètement avec une jeune fille, étudiante également et qui travaillait à la même feuille antimilitariste où lui, Georges Bernard, collaborait et dont le directeur, son ami intime, est une des grandes figures du mouvement ayant pour but “de tuer la guerre en tuant l’armée” et de créer une Internationale, une Société des Nations d’Europe. 
Cette jeune fille, Pauline, a quelque chose de ces étudiantes russes typiques (avant la guerre) en Suisse et à Paris : suivant avec un fanatisme farouche les idées qui lui ont été inculquées par le même Menguy, directeur du journal, qu’elle admire sincèrement, et subordonnant son amour à ces idées-là. Bernard, partant pour sa garnison, une petite ville près de la frontière belge dans les Ardennes, promet donc à son ami et à sa fiancée de gagner le plus de camarades possibles à l’antimilitarisme. A son vieux père, qui a suivi avec effroi ses tendances antimilitaristes, il refuse la promesse de s’abstenir de faire de la propagande à la caserne. À Réziers (5) il voit vite tout le ridicule de la vie de caserne, toutes les vexations faites comme exprès aux jeunes, aux bleus, par les anciens, les caporaux, les Sous-Officiers et même par certains officiers. Il voit que c’est surtout sur les plus faibles, les plus pauvres et les moins instruits qu’on s’acharne le plus et sa haine contre l’armée en général et les gradés en particuliers s’en trouve encore accrue. Le Capitaine, un Officier marié et qui cherche depuis de longues années le quatrième galon, est un de ces officiers typiques dans toutes les armées, je crois, pas bien fort d’esprit tout en ayant bon coeur, faisant telle ou telle chose parce que le régime actuel le veut ainsi, alors qu’hier, sous l’empire, il disait et enseignait le contraire avec au moins autant de conviction. Cependant, un Lieutenant, le Chef de Section, un soldat idéal dans toute l’acceptation du mot, gagne peu à peu un ascendant sur Bernard qui essaie en vain de s’y soustraire. Cet officier, autrefois à Madagascar, au Tonkin etc. est pauvre et sa chambre est bien plus misérable que le garni que Bernard a loué en ville. Bref, ce lieutenant, qui est adoré par ses hommes et qui paie partout de sa personne, cet officier qui rêvait tout à fait autre chose que d’être tué misérablement dans une grève par un coup de brique, lui montre que le métier d’officier et même celui de soldat, bien compris, exige beaucoup d’abnégation ; que la plupart des choses et institutions tellement critiquées au régiment sont très difficiles, presque impossibles à remplacer ... Bien que je sois loin  de partager toutes les idées exprimées dans ce livre, j’ai été vivement impressionné par la lecture, la simplicité du style et la vérité de la description. A la fin de l’histoire, Bernard s’éloigne de ses anciennes idées et Menguy et Pauline s’estompent peu à peu de ses idées (6).
Tes lettres des 24 et 28 courant viennent de me parvenir à l’instant. Je t’ai déjà accusé réception de ton mandat arrivé avant-hier. Crois-tu vraiment que je te ferais tant de travail si je pouvais être en permission pendant ton accouchement ? J’aurais cru au contraire que cela te soulagerait de me voir à côté de toi ! Enfin, puisque cela ne peut pas être, comme je te l’ai déjà expliqué (7), nous nous reverrons au mois de Septembre (8) et ce sera aussi joli.
Quel est la couleur de ton costume “de circonstance” (9)? J’espère que Me Lanos a enfin retrouvé les deux récépissés (10) dans ses dossiers et que de cette façon tu auras au moins régulièrement tes versements mensuels. 
Comme je regrette de ne pas être avec toi pendant toutes ces maladies des enfants, alors que tu souffres déjà toi-même et des circonstances extérieures et de ton état.
Mes plus tendres baisers pour toi et les enfants.

Paul


Notes (François Beautier)
1) - « concentration » : regroupement.
2) - « nouveau poste » : il s’agit (la lettre du 15 mai suivant le précisera) du futur poste d’El Hammam, à construire à une vingtaine de km à vol d’oiseau au sud-sud-ouest d’Aïn Leuh, en défense avancée contre un prévisible assaut de rebelles venant du sud-est marocain.
3) - « Magazine » : revue mensuelle illustrée, originellement littéraire, moderne et populaire, résultant de la fusion en 1914 du Pall Mall Magazine (auparavant supplément mensuel du quotidien britannique Pall Mall Gazette) et du Nash’s Magazine (contrôlé par le groupe Hearst depuis 1910).
4) - « The Young Diana » : nouvelle édifiante de la très prolifique, populaire et bien-pensante écrivaine britannique Marie Corelli (1855-1924).
5) - « Réziers » : ville inventée par Paul Acker, vraisemblablement inspirée de celle de Béziers, qui souffrait d’une image antimilitariste depuis que le 17e Régiment d’infanterie s’y était mutiné, le 21 juin 1907, plutôt que de réprimer une grève de vignerons. Dans ce texte, c’est un gréviste qui tue à Réziers un brave lieutenant…
6) - « s’estompent peu à peu de ses idées » : Paul a donc apparemment résumé à l’intention de Marthe le livre « Le soldat Bernard » écrit par Paul Acker (journaliste-écrivain, né en 1874, mort au combat en 1915) et publié en 1909 par Arthème Fayard, dans lequel une recrue imbibée des idées antimilitaristes de son patron (Menguy, directeur d’un journal progressiste) devient un bon patriote au contact d’un lieutenant exemplaire. Cependant, ce long résumé permet à Paul d’annoncer la fin de ses propres doutes quant à ses engagements personnels, d’une part dans les rangs français alors qu’il demeurait allemand (en ceci il comprenait bien les doutes de l’Alsacien Paul Acker), et d’autre part dans une philosophie humaniste laïque et libérale qui le conduisait instinctivement à soutenir les idées socialistes, pacifistes, internationalistes, antimilitaristes, etc. en contradiction avec son récent vécu de Légionnaire et ses impatients espoirs d’une paix par la victoire française. Son expérience militaire et ses réflexions sur la guerre l’incitent à oublier ses anciens préjugés et à assumer ses nouveaux points de vue. Il s’agit donc pour Paul d’annoncer à Marthe (plus ou moins identifiable à la Pauline du roman), et sans doute aussi à ses lecteurs et censeurs non-désirés, qu’il a changé et qu’il assume désormais consciemment ce changement, bien que (dit-il), il « ne partage pas (encore ?) toutes les idées exprimées dans ce livre ».
7) - « déjà expliqué » : les courriers dans lesquels Paul aurait explicitement conduit Marthe à renoncer à espérer sa présence lors de son accouchement et même à compter sur un « avancement de tour » n’ont donc pas été conservés.
8) - « Septembre » : un an (et même quelques jours de plus) après le précédent départ de Paul en permission annuelle de détente, le 27 août 1917.
9) - « de circonstance » : « de cérémonie », ou « du dimanche ».

10) - « récépissés » : ces deux récépissés bancaires remis par Paul à l’avocat Me Lanos étaient évoqués dans la lettre du 7 mai précédent.