vendredi 5 juin 2015

Lettre du 06.06.1915

François Faber à l'issue du Paris-Roubaix 1913, qu'il remporta. (Image Wikipédia)

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran


Taza le 6 Juin 1915

Ma chère petite femme,

                                                Dimanche !
Encore une journée d’au moins 45° de chaleur sinon davantage - si cela continue comme cela, on pourra bientôt faire bouillir des oeufs au soleil. A la seconde même le sergent du jour m’appelle pour me remettre ta lettre du 30 Mai avec le journal et une lettre de Mr Plantain. Que tu es tout de même extraordinaire ! Je t’écris aussi souvent que tu m’écris, c.à.d. je réponds à chacune de tes lettres, et tu me fais toujours des reproches ! Regarde donc les dates : 3 fois au moins par semaine avec une régularité mathématique ! Si je t’envoyais des cartes avec un bonjour dessus, tu ferais aussi la grimace, c’est certain ! Tu peux cependant croire que si l’on a travaillé toute la journée dehors dans la chaleur et la poussière, on est le soir horriblement fatigué en se battant avec les mouches. On lit les journaux pour se tenir tant soit peu au courant, on sort avec un camarade ou on fait une manille pour ne pas devenir tout à fait abruti. Ce qui doit te faire paraître le temps long, c’est l’irrégularité des courriers dans ce pays, car la poste est transportée un bon bout de chemin par des cavaliers. Et puis il n’y a pas tous les jours des départs d’Oran pour Marseille, de sorte que souvent plusieurs de mes lettres doivent arriver ensemble. Du reste, je ne risque rien ici, tu n’as réellement pas besoin de te faire du mauvais sang pour moi. Je bois peu d’eau pure à cause de la fièvre et j’ai toujours du café dans mon bidon que je coupe avec de l’eau ou du lait concentré. Mais encore une fois je veux bien, si cela te soulage à tel point, t’envoyer des cartes à outrance ; si tu en reçois 3 ou 4 ensemble à cause des départs espacés - tu ne me le reprocheras pas j’espère ! 
J’ai lu la mort de François Fabre (1) qui a couché à Bayonne à côté de moi dans la même tente. Mais je n’ai rien appris de Henri Mayer (2), fils d’un tailleur de Hanovre (Nordwannstrasse) (3) qui a gagné des dizaines de mille francs comme cycliste à Paris. Il y a vécu de longues années, parlait très correctement le français et plusieurs autres langues et son sobriquet était le “Ja, Ja international”.
Que veux-tu que le Commissaire m’écrive à moi ? Evidemment on se renseignera au corps si je suis réellement au Maroc, mais c’est tout. A propos, on a lu ces jours-ci au rapport ici que les Allemands et Autrichiens qui ont servi à la Légion et qui sont libérables pendant ou après la guerre ne sont plus retenus dans un dépôt jusqu’à la fin de la guerre comme jusqu’ici. Ils peuvent s’établir au Maroc, soit en exerçant un métier, soit en se fixant comme cultivateurs. Dans ce dernier cas et s’ils offrent des garanties de loyauté, le gouvernement leur donne des terres etc. qui ne coûtent rien tant qu’elles ne rapportent rien. Il y en a dès le mois prochain des hommes qui en profiteront.
J’aurais bien voulu voir notre jardin en pleine floraison. Ce qui est joli ici en ce moment, ce sont les grenades (Granatapfel) (4) qui sont tout fleuris. Ce sont de grandes fleurs d’un rouge éclatant et en forme de cloche. Rien de Mr. Leconte ; Plantain me dit qu’ils avancent toujours lentement, mais que la grande offensive se dessine de plus en plus. Il m’annonce aussi la mort de sa belle-mère.
Je suis toujours beaucoup plus optimiste que toi et j’espère que les évènements me donneront raison.
Je vais aller en ville ce soir pour tâcher de trouver quelque chose pour l’anniversaire de Suzanne.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "François Fabre" : il s'agit de François Faber, alors célèbre coureur cycliste de nationalité luxembourgeoise, vainqueur du Tour de France en 1909, surnommé "le beau Faber" (par Louis Ferdinand Céline) et "le Géant de Colombes" (parce qu'il y habitait). Engagé volontaire dans la Légion étrangère française le 22 août 1914,  immédiatement affecté au dépôt de Bayonne pour y faire ses classes (c'est là que Paul le côtoya), puis au camp de Mailly (Aube), il disparut effectivement au combat le 9 mai 1915 au cours de la bataille de l'Artois. Son corps n'ayant pas été retrouvé, il fut officiellement déclaré mort par le tribunal de la Seine, le 10 mai 1918. 
2) - "Henri Mayer" : ce cycliste professionnel allemand né à Hanovre en 1878 et résident à Paris fut médaille d’argent du championnat du monde de vitesse professionnelle sur piste organisé à Paris en 1907. Il était depuis 1904 l'entraîneur du grand champion français Emile Friol, médaille d'or au même championnat du monde, qui mourut au front en 1916. Décidément, Paul ressentait le besoin de se prévaloir de "bons Allemands" (et faisait preuve d'un intérêt soutenu pour les sports)...
3) - "Un tailleur de Hanovre": c'est à Hanovre que Paul avait commencé sa carrière, dans une maison de textiles.
4) - "Granatäpfel" : grenade, fruit du grenadier.

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