Modèles de chéchia |
Fez |
Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22 Caudéran
Taza le 23 Juin 1915
Ma chère petite femme,
J’ai bien reçu ta lettre du 13 courant et 2 journaux ; inclus les 2 coupures en retour : on dirait que tu fais une collection complète des numéros parus pendant la guerre ? La petite fiche de Suzette m’a fait bien plaisir : elle a déjà fait de jolis progrès dans si peu de temps, vu qu’elle écrit déjà bien !
D’autre part je t’affirme de nouveau que je suis absolument bien portant ; cependant j’ai pu me faire dispenser de faire cette colonne - qui est maintenant partie dans la région de Fez - et je l’ai fait ; un point c’est tout. En attendant, on vit ici assez agréablement : nous sommes une vingtaine restés ici de notre Compagnie, les derniers arrivés il y a seulement quelques jours. En attendant le retour de la colonne - qui ne se fera certainement pas avant le 14 Juillet au plus tôt - je travaille depuis 2 jours au Bureau avec le Sergent Major : travail pas bien abondant et qui ne me crèvera pas !
Comme je te disais sur ma carte d’hier, Penhoat m’a bien écrit une lettre dans laquelle il émet aussi des idées assez pessimistes sur la durée de la guerre, tout en admettant qu’un coup de théâtre pourrait bien amener une fin plus rapide qu’on ne le pense généralement. Moi, j’y compte également toujours, sur ce coup ; comme tu le dis, l’essentiel est que nous restions tous en bonne santé, et si nous nous revoyons un mois ou deux plus tard, eh bien tant pis!
Je me suis payé ce matin le régal d’une boîte de belles asperges, contenant environ 16/18 branches, que j’ai marchandée à 40 sous. Avec 2 camarades, nous nous sommes préparé une sauce d’huile et de vinaigre : c’était délicieux ! A propos, les Territoriaux, où nous sommes de nouveau en subsistance pendant la colonne, mangent comme des paysans, bien moins bien que notre Compagnie. Notre Chef, qui est excellent pour les hommes, a réclamé de nouveau hier et je pense que d’ici peu nous allons faire notre propre cuisine avec les hommes restés de la 1° Compagnie de la Légion.
A propos de l’achat de l’asperge, il faut marchander terriblement avec les bicots ; cette boîte devait coûter 3 Frs et je l’ai eue à 2 Frs. Les Marocains appellent tout le monde “Kouja”(1), ce qui veut dire “Frère”, tout en le traitant comme un ennemi à exploiter. Deux bicots qui se rencontrent se secouent les mains, et chacun pose ensuite ses lèvres délicatement sur sa propre main. Le mot “Sidi” = Monsieur n’est employé qu’en combinaison avec le nom du Prophète : Sidi Mohammet (2). Ceux des Marocains qui commencent un peu à parler le français se font un devoir de nous appeler “camarade” ; tous enfin ont pris l’habitude de saluer militairement les officiers. Je parle bien entendu des soumis, car les sauvages dehors ne pensent naturellement pas à des politesses. Hier soir encore quelques-uns, bien cachés sous les oliviers en face dans la montagne, s’amusaient à tirer des coups de fusil juste dans notre camp. D’une façon générale, les consignes pour nos sentinelles sont très sévères : au lieu de demander d’abord “qui vive” lorsque quelqu’un s’approche la nuit, venant de dehors des murs, nous tirons d’abord et demandons ensuite “qui vive ?”, car nos rondes et patrouilles se font naturellement connaître si elles viennent la nuit à l’improviste et puis elles viennent de l’intérieur de la ville. L’autorité militaire fait respecter scrupuleusement tous les lieux saints ou sacrés des indigènes : A tous les moskées (3) et tous les marabouts (tombeaux des notables) il y a une affiche en français et en arabe défendant absolument l’accès à tous les Européens. Je voudrais bien voir l’intérieur d’une moskée, mais ici au Maroc il n’y a aucun moyen. Enfin, les restes des repas des troupes sont donnés aux pauvres Tazis (4) (qui ne manquent pas)!
Dans leurs petites boutiques, tu vois les Arabes étendus de toute leur longueur, un éventail ou un plumeau à la main pour chasser les mouches, pieds nus. Ils sont tellement flémards qu’ils ne se lèvent même pas à l’approche d’un acheteur. Leur chevelure est rasée, sauf à un point à peu près au milieu de la tête, où ils ont une petite natte, ou du moins un petit paquet de cheveux, qui disparaît cependant sous leur fez (5) et qu’on ne voit qu’aux enfants. Nos troupes indigènes (Tirailleurs, Spahis, Goum) sont également coiffés de la même façon. La plupart d’entre eux portent des amulettes et se croient ainsi garantis contre des blessures et la mort.
A propos, je ne sais pas si tu as lu que la Banque de Paris et des Pays-Bas ne distribue pas de dividendes cette année, consacrant tous ses bénéfices à des amortisations (6) en prévision de ses pertes dans les régions envahies. L’année dernière, c’était Frs. 70 ou 75,- par action payés en 2 coupons !
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants, un bonjour pour Hélène.
Paul
Notes (François Beautier):
1) - "Kouja" : officiellement "Khouya" en arabe dialectal marocain (dialecte dit "dajira") servant aux arabophones et aux berbérophones.
2) - "Mahomet" : ou Muḥammad ou Mohammed, prophète de l'Islam.
3) - "moskée" : Paul emploie une graphie phonétique à la fois de l'allemand "moschee" et du français "mosquée".
4) - "tazis" : habitants de Taza.
5) - "fez" : chapeau rigide en feutre (rouge le plus souvent), en forme de tronc de cône, orné d'un gland noir, nommé "fās" au Maroc. D'origine vraisemblablement grecque, il fut adopté pour remplacer le turban et diffusé par l'Empire ottoman qui en définit strictement l'aspect au XIXème siècle. Son nom n'a aucun rapport avec celui de la ville de Fès, au Maroc (lequel viendrait de l'arabe "Fä's" signifiant "pioche"). La version souple du fez, dite chéchia, était la coiffure d'uniforme des soldats de l'Armée française d'Afrique (zouaves, spahis, tirailleurs, goumiers... ).
6) - "des amortisations" : Paul utilise ce mot anglais (amortisation ou amortization) au lieu du français "amortissement" au sens de "technique permettant d'amortir un choc".
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